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Peut-être. Peut-être pas. On ne pouvait pas encore le dire.

Il entra dans un delicatessen de l’autre côté de la rue, y commanda un café et un sandwich au jambon qu’il emporta à une table près de la fenêtre.

Chez Lindner, l’activité restait modérée. Des gens arrivaient et repartaient. Tous pouvaient être l’intrus. Mais l’auréole lumineuse découverte par Billy la nuit précédente laissait penser que l’homme était souvent venu dans le magasin. La poussière, dont il ne restait sans doute désormais plus que quelques grains accrochés à ses chaussures ou ses revers, ne pouvait avoir été déposée que par une circulation répétée. Sans doute par un employé, se dit Billy. Un livreur, disons, ou un vendeur.

Le sandwich était excellent. Billy n’avait pas beaucoup mangé depuis quelques jours. Il en acheta un autre, ainsi qu’un deuxième café. Il mangea lentement en surveillant les allées et venues dans la boutique.

Il compta quinze personnes qui entraient et autant qui sortaient, toutes des clients, d’après lui. Puis un camion s’arrêta le long du trottoir et un homme vêtu d’une chemise bleue tachée de sueur déchargea trois cartons sur un chariot. Billy l’observa avec un intérêt accru : c’était une possibilité. Il n’avait aucun moyen de suivre le camion, mais il nota le numéro d’immatriculation et le nom de l’entreprise de livraison.

Puis reprit son observation.

Peu après seize heures, le serveur vint le voir. « Vous ne pouvez pas rester là comme ça. Cette table est réservée aux clients qui consomment. »

Il n’y avait presque personne dans l’établissement. Billy fit glisser un billet de dix dollars sur la table. « Je voudrais un autre café. Gardez la monnaie », dit-il en pensant : Si je voulais te tuer, je pourrais le faire à l’instant même.

Le serveur regarda l’argent, puis Billy.

Il fronça les sourcils et revint avec un café. Un café froid dans une tasse poisseuse.

« Merci, dit Billy.

— Pas de quoi. Enfin je ne pense pas. »

Le dernier client de Lindner’s partit à dix-sept heures quinze, le magasin fermait à dix-huit heures. Billy partagea son attention entre la devanture et l’horloge murale du delicatessen. À dix-huit heures, fébrile, il observait avec une concentration intense.

Il vit le vieil homme – le propriétaire, supposa-t-il – s’approcher de la porte avec un trousseau à la main et retourner la pancarte pour exposer le mot FERMÉ.

Abandonnant sa table, Billy sortit dans la rue.

Un après-midi chaud et ensoleillé. Il s’abrita les yeux.

Chez Lindner, le propriétaire – gros, les cheveux gris, le crâne de plus en plus dégarni – franchit le seuil et manipula ses clefs. Puis s’arrêta, se retourna, lança quelques mots dans la pénombre du magasin, tira la porte et s’éloigna.

Billy comprit aussitôt et avec beaucoup d’intérêt que le vieil homme avait laissé quelqu’un à l’intérieur.

Il était de toute manière fort peu probable que le corpulent propriétaire constitue sa cible : il semblait trop à son aise, trop s’ennuyer, trop bêtement chez lui. Attends ton heure, se dit Billy. Patiente, observe.

Il s’approcha du kiosque à journaux, où il fit semblant d’examiner un exemplaire de Life.

Le deuxième homme sortit un instant plus tard et verrouilla la porte avec sa propre clef.

Celui-là, pensa Billy. Son cœur se mit à battre plus vite dans sa poitrine.

Billy le suivit à distance respectueuse.

Il se fiait à son intuition, mais ne pensait pas vraiment se tromper. Sa proie était un homme assez jeune en jean bleu clair et chemise de coton, chaussé de tennis qui semblaient d’un anachronisme suspect. Il y a de la poussière dans la semelle de ces chaussures, se dit Billy. Et peut-être aussi en restait-il dans le tissu de son pantalon. Dans le noir, ce type s’illuminerait comme un tube de néon. Billy en était sûr.

Il se laissa distancer d’un ou deux blocs d’immeubles sans cesser sa filature.

L’homme sentit la présence de Billy. Cela arrivait parfois aux proies. Pas toujours, certaines ne repéraient tout bonnement pas les indices. On pouvait s’asseoir à côté d’elles dans le métro, les suivre sur un escalier roulant, lire par-dessus leur épaule : elles ne s’apercevaient de rien. Le plus souvent, la victime était prévenue par son instinct et se mettait à marcher un peu plus vite, à jeter un coup d’œil nerveux derrière elle. En fin de compte, bien entendu, cela ne changeait rien : une proie était une proie. Mais Billy voulait désormais se montrer prudent. Il ne pouvait se servir de l’armure de manière trop voyante et il ne voulait pas perdre cette piste.

Il traversa la rue afin d’avancer en parallèle à sa proie, puis s’enfonça dans un magasin d’alcools pour acheter une bouteille trapue de whisky, encore que n’importe quelle bouteille aurait pu lui servir d’accessoire. Il se carra le sachet en papier sous le bras et ressortit en hâte. Il repéra sa cible à un bloc de là, en train de se diriger vers un quartier miteux bordant celui des entrepôts.

À un moment, la cible s’arrêta, se retourna et regarda dans la direction de Billy.

Et toi, qu’est-ce que tu vois ? se demanda Billy. Sûrement pas la même chose que M. Shank. Pas la mort toute nue, pas par un après-midi ensoleillé comme celui-là. Billy traversa au carrefour et examina son propre reflet dans une vitrine. Vit un homme aux cheveux gris qui portait un pardessus gris sale et une bouteille dans un sachet de papier brun. Laid, sans toutefois rien de remarquable. Il eut un petit sourire.

La proie – le voyageur temporel – faillit se jeter sous un taxi (Billy envisagea cette possibilité avec un mélange de regret et de soulagement), recula à la dernière seconde (Billy ressentit un mélange différent de soulagement et de regret), puis s’enfonça en hâte dans l’entrée d’un immeuble d’habitation.

Billy nota l’adresse.

Suis-le, fut sa pensée suivante. Suis-le dans la petite chambre minable qu’il occupe. Tue-le là-dedans. Finis-en. Son armure voulait une mise à mort.

Puis Billy hésita…

Et le monde s’éteignit.

S’éteignit, c’est ainsi qu’il y pensa plus tard. Cela lui fit l’impression d’une extinction… littéralement, comme si quelqu’un avait éteint une ampoule à l’intérieur de son crâne.

Il fut soudain Billy Gargullo, garçon de ferme, debout sur le trottoir d’une rue sale du Lower East Side dans un passé vétuste, avec les mots tue-le qui lui résonnaient encore dans le crâne comme le refrain d’une chanson obscène. Il pensa à l’homme qu’il venait de suivre et fut soudain pris d’un brûlant accès de culpabilité.

Tout à coup, Billy n’était pas un tueur. Ce n’était pas un chasseur, ses sens n’avaient plus rien d’affûté. Il se sentait stupide, idiot, effrayé, les pieds en plomb. Ses vêtements pesaient trop lourd ; il se mit à suer.

Son armure avait eu une défaillance.

Billy fuit.

Il ne pouvait pas fuir des problèmes de ce genre. Ce fut néanmoins sa première réaction. Il courut jusqu’à perdre haleine, à se plier en deux, à suffoquer, puis marcha dans un brouillard glacé jusqu’à ce que les réverbères clignotent et s’allument.

Il chercha refuge dans un cinéma de la 42e Rue, où des hommes seuls se masturbaient au balcon ou se satisfaisaient mutuellement dans les cabines des toilettes. D’autres soirs, Billy serait venu y chercher des victimes. Mais l’ironie de la situation lui échappa. Terrifié, il se blottit au fond d’un fauteuil déchiré, dans la lumière tremblotante de l’écran.