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Sa vie était peut-être terminée.

Billy pouvait avoir fait une mauvaise affaire depuis le début. Il avait saisi l’occasion quand elle s’était présentée : sauter dans le fabuleux passé, quitter la Zone des Tempêtes, la zone des combats, l’infanterie, la peur mortelle ; condamner les issues et les vérifier ; mener une vie modeste et secrète en ne s’autorisant l’armure qu’en de rares et confidentielles occasions.

Oh, mais dis donc, Billy (avait déjà objecté à l’époque une partie de lui-même), l’armure ne durera pas éternellement, il n’y a pas de pièces de rechange là où tu vas, ni pièces, ni main-d’œuvre, ni réparation. Il imagina un Besoin impitoyable, insatiable et en fin de compte fatal.

Mais cela n’arriverait peut-être pas (s’était dit Billy). Qui savait combien de temps durerait l’armure dorée ? Préservée des combats, maintenue, soignée, lustrée, entretenue, surveillée, dorlotée… Peut-être durerait-elle éternellement. Du moins aussi longtemps que vivrait Billy. Les blocs d’alimentation faisaient du bon boulot dans ce domaine.

Voilà ce qu’il s’était dit.

Cela ne lui avait pas semblé un conte de fées, à l’époque.

Il s’agissait d’un risque calculé. Peut-être cet optimisme constituait-il un défaut de son bagage mental : peut-être un faux mouvement du scalpel, à l’hôpital militaire, l’avait-il laissé trop indépendant d’esprit ou trop vulnérable à l’imagination. Billy s’était recroquevillé pour se protéger du bruit et de la fureur de la zone de combat en se disant tu n’es pas obligé de rester ici… ce qui n’était pas peu dire, avec le vent dehors, les éclairs incessants, les combats furtifs dans les bâtiments en ruine, au milieu de ce paysage dévasté et cauchemardesque à mille cinq cents kilomètres de l’Ohio.

Il ne put s’empêcher de se souvenir de cette époque.

Ils étaient trois à avoir découvert la voyageuse temporelle.

Billy tua les deux autres fantassins dans leur sommeil. Il tua ensuite la voyageuse temporelle, la soi-disant gardienne, qui s’appelait Ann Heath.

Puis il partit dans le passé. Puis il condamna les issues. Puis il les vérifia.

Épuisé et effrayé, Billy s’endormit dans le cinéma.

Le film – un film « artistique », montrant surtout des gens en train de baiser – continua ses marmonnements autour de lui.

Dans son rêve, il déroula des films personnels.

Billy ne connaissait pas grand-chose en histoire.

Après son recrutement, quand il s’ennuyait au camp d’entraînement, il s’emparait parfois des romans populaires que lisaient ses camarades… des romans historiques illustrés portant sur l’extravagant vingtième siècle. Ils plaisaient à Billy. On y trouvait toujours une morale peu équivoque sur les péchés de gloutonnerie et d’orgueil, mais Billy sentait bien que les auteurs prenaient autant de plaisir lubrique à écrire ces histoires que lui à les lire. Certains de ces livres avaient été interdits en Californie parce qu’ils décrivaient sans fard des magnats forestiers qui brûlaient des arbres ou des politiciens cupides en train de parcourir le monde à bord d’avions à essence. En tant que conscrit, Billy savourait la promiscuité de ses ancêtres. Il trouvait qu’ils avaient dansé avec beaucoup de classe au bord du gouffre.

Ce furent ses premières pensées cohérentes sur le passé.

Le reste de ses connaissances était banal. Le climat avait commencé à changer bien avant sa naissance. À l’école, on lui avait fait chanter des chansons pieuses à ce sujet. Soleil et eau, vent et arbre, qu’ont-ils à voir avec moi ? Soleil et eau, arbre et vent, contre eux, mon Père, j’ai péché. Mais le climat était le destin de Billy. Bien avant sa naissance, un violent courant circulaire d’air tropical s’était formé et stabilisé au-dessus des eaux des Caraïbes et du golfe du Mexique. La Zone des Tempêtes était apparue et avait gagné en force ; suivant les années, elle se limitait presque à un nœud dans le courant-jet ou générait ouragan sur ouragan, ce qui maltraitait des littoraux déjà dévastés par la montée globale des océans et la fonte des pôles. Et chaque décennie, avec l’atmosphère qui se réchauffait d’un demi à un degré, la tendance s’accentuait : la Zone des Tempêtes était devenue une nouvelle caractéristique climatique stable.

Quand Billy eut cinq ans, toute personne pouvant se le permettre avait émigré hors des États côtiers du Sud-Est. Mais les pauvres y étaient restés, rejoints par les réfugiés des Caraïbes et d’Amérique centrale qui recherchaient l’abri relatif de ces grandes villes américaines en ruine. Il y eut des émeutes de la faim, des émeutes de sécession. Washington expédia des troupes.

Quand Billy fut recruté, la guerre durait depuis sept ans. Elle s’était transformée en un de ces conflits suppurants en grande partie ignorés par les prestigieux cartels d’informations européens. Une tentative absurde, d’après certains, de préserver comme américain un territoire devenant rapidement inhabitable. La guerre se poursuivit néanmoins. Billy s’en souciait peu, du moins au début. Recruté à l’âge de douze ans, il fut expédié dans divers camps d’entraînement ou d’endoctrinement, le plus souvent dans l’Ouest. Il passa deux ans à garder les voies ferrées transcontinentales, là où elles traversaient une région insurgée du Nevada : les autochtones en manque d’eau avaient essayé à plusieurs reprises de dynamiter les trains. Si Billy ne combattit pas, il adorait regarder passer les trains. De grands obus argentés qui frissonnaient dans la brume de chaleur, lourds de céréales, de lingots, de matériel de guerre ou d’hydrogène liquide. Les trains lévitaient sans bruit d’un horizon à l’autre et laissaient dans leur sillage des tourbillons de poussière. Billy s’imaginait à bord d’un de ces trains à destination de l’Ohio. Mais c’était impossible. Il serait porté absent sans permission ; il y avait des restrictions de voyage. Il serait abattu. Il adorait quand même y penser.

Il se sentait seul, au Nevada. Il vivait dans une caserne de pierre avec trois autres recrues ainsi qu’un officier vieillissant et en armure du nom de Skolnik. Billy se demandait s’il verrait un jour une femme, s’il en tiendrait une dans ses bras, en épouserait une, lui ferait des enfants. En principe, il dépendait d’une division blindée du 17e régiment d’infanterie, sauf qu’on ne lui avait pas encore distribué son armure : dans son for intérieur, il espérait qu’on ne le ferait jamais. On renvoyait certaines recrues dans leurs communautés après une simple période de tâches subalternes. Peut-être cela lui arriverait-il aussi. Billy prenait soin d’effectuer tout ce qu’on lui demandait… mais lentement, pesamment. C’était une forme de rébellion silencieuse.

Qui ne servit à rien. Le jour de son dix-septième anniversaire, on envoya Billy dans l’Est pour traitement.

On lui donna son armure et on l’affecta dans la Zone.

Il s’éveilla dans le cinéma sur la 42e Rue. Il se traîna dehors, dans une nuit lamentablement humide.

En rentrant chez lui, il sentit un surcroît d’énergie, comme des picotements sur la peau… des hormones libérées au goutte-à-goutte par la glande enfouie dans les élytres, supposa-t-il. C’était bon signe, ce qui lui remonta le moral. Peut-être la panne ne se révélerait-elle que passagère.

Au moins ses pensées avaient-elles retrouvé une certaine cohérence.

Une fois de retour dans l’appartement, il connecta le casque et l’armure en priant pour que les routines de diagnostic fonctionnent encore.