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Archer garda un instant le silence. Catherine remarqua qu’il n’avait pas demandé : Quelle maison ? Celle de Tom Winter, songea-t-elle. Tout était lié, après tout. Les mystérieux événements et les morts vivants.

Elle se sentit comme Alice, complètement perdue au fond d’un désagréable terrier de lapin.

Mais au moins avaient-ils quelque chose à faire : transporter ce monstre dans la maison de Tom Winter, et décider de quelle manière accomplir cette tâche remit à Catherine les pieds sur terre. Mémé Peggy avait conservé un vieux lit de camp dans la cave : Catherine et Doug Archer se dépêchèrent d’aller le chercher, sans beaucoup parler ni l’un ni l’autre. Ils voulaient en avoir fini avant la tombée de la nuit : déjà les ombres s’allongeaient, menaçantes.

Il va falloir toucher cette chose, songea Catherine. La soulever pour la poser sur ce vieux lit de camp. Elle imagina que l’être blessé serait frais et humide au contact, comme les amas de méduses rejetées sur la plage le long du détroit de Puget. Cela la fit frissonner.

Archer poussa la porte du bûcher et se chargea de l’essentiel du levage. Il soutint la chose (l’homme) par les aisselles et la sortit dans les dernières lueurs du jour, qui la firent paraître encore plus horrible. Elle avait la peau sombre et croûteuse à certains endroits, à d’autres simplement couleur chair. Mais des zones tout entières étaient translucides ou d’un gris pâle de poisson. La lumière fit baisser un instant à la créature ses paupières grises. Elle avait l’air d’une chose restée longtemps sous l’eau. Il lui manquait une jambe. Le moignon se terminait en une masse de tissus rose et poreuse.

Au moins, il n’y avait pas de sang.

Catherine inspira à fond et aida comme elle put : elle souleva et posa sur le lit de camp l’extrémité de la jambe. Il y avait là aussi de la peau pâle avec, dessous, un délicat entrelacs de vaisseaux sanguins, comme une illustration tirée d’un manuel d’anatomie. La chair n’était toutefois ni froide ni visqueuse, mais tiède et de texture normale.

Archer prit le lit de camp côté tête tandis que Catherine se chargeait de l’arrière. Le blessé pesait lourd, aussi lourd qu’un homme normal. Son étrangeté ne l’avait pas allégé. C’était bon signe aussi. Une créature d’un tel poids, se dit Catherine, ne pouvait être un fantôme.

Tenir les pieds tubulaires du lit de camp sans faire tomber son occupant n’allait pas sans difficulté… Catherine suait et souffrait de crampes aux mains quand, au sortir de la forêt profonde, ils empruntèrent un sentier presque recouvert de mousse et de prêle d’hiver puis pénétrèrent dans le jardin derrière ce qui devait être la maison décrite par Archer. Celle-ci semblait tout à fait ordinaire.

Ils posèrent une minute le lit de camp sur la pelouse non entretenue. Archer s’essuya le visage avec un mouchoir, Catherine massa ses paumes douloureuses. Elle évita le regard de l’agent immobilier. Nous ne voulons pas admettre ce que nous sommes en train de faire, se dit-elle, nous voulons prétendre que ça n’a rien d’anormal.

La chose sur le lit de camp s’adressa à eux : « Il faut que vous vous prépariez à ce que vous allez voir à l’intérieur. »

Archer baissa vivement les yeux vers elle : « Il y a quoi, à l’intérieur ?

— Des machines. Beaucoup de très petites machines. Qui ne vous feront aucun mal.

— Ah », répondit Archer. Il regarda de nouveau la maison. « Des machines. » Il fronça les sourcils. « Je n’ai pas la clef.

— Vous n’en avez pas besoin », dit le monstre.

La porte s’ouvrit au premier contact.

Ils transportèrent le lit de camp à l’intérieur et traversèrent une cuisine ordinaire jusqu’au grand salon, qui n’avait rien d’ordinaire avec ses murs recouverts des machines dont leur avait parlé le monstre.

Ces machines – il doit y en avoir des milliers, se dit Catherine – ressemblaient à de minuscules joyaux : de couleurs vives, segmentées, insectoïdes, toutes tournaient leurs yeux et leur attention vers l’homme sur le lit de camp. Elles ne bougeaient pas, néanmoins Catherine, pour une raison ou pour une autre, les imagina en train de frémir d’excitation.

Ça ressemble à un retour au foyer, pensa Catherine, abasourdie. Voilà à quoi ça ressemble.

Rien de tout cela n’était possible.

Elle comprit qu’elle avait inopinément atteint un moment décisif de sa vie. Ce qu’elle ressentait, les gens devaient le ressentir quand leur avion s’écrasait ou que leur maison s’embrasait. Désormais, tout était différent, rien ne serait plus jamais comme avant. Après ces événements, elle ne pourrait plus se représenter normalement le monde et la manière dont il tournait. Il n’y avait pas moyen d’y faire entrer tout cela.

Elle gardait néanmoins son calme. Sorti du contexte du bûcher délabré – sorti des bois –, le monstre lui-même ne l’effrayait plus. Ce n’était pas un monstre, après tout, rien qu’un homme étrange victime d’un étrange accident. Ou peut-être d’une malédiction.

Ils l’emportèrent dans la chambre, où les attendaient d’autres insectes mécaniques. Elle aida Archer à l’installer sur le lit. Archer demanda d’une petite voix à l’homme ce dont il avait besoin d’autre. « De temps, répondit celui-ci. Merci de ne parler de cela à personne.

— D’accord », fit Archer, et Catherine hocha la tête.

« De nourriture, aussi, ajouta l’homme. N’importe quoi de riche en protéines. De la viande, ce serait bien.

— J’apporterai quelque chose », promit Catherine, à sa propre surprise. « Demain, ça ira ?

— Ce serait parfait. »

Archer intervint : « Qui êtes-vous ? »

L’homme sourit, mais juste un peu. Il doit savoir à quoi il ressemble, se dit Catherine. Quand on a les lèvres presque transparentes, mieux vaut éviter de trop sourire. L’effet est différent. « Je m’appelle Ben Collier, indiqua-t-il.

— Ben, répéta Archer. Ben, je voudrais savoir quel genre de chose vous êtes au juste.

— Je suis un voyageur temporel », répondit Ben.

Ils laissèrent Ben Collier le voyageur temporel seul avec ses insectes mécaniques. En sortant de la maison, Catherine vit Archer prendre deux objets sur la table de la cuisine : un carnet bleu à spirale et un exemplaire du New York Times.

De retour dans la maison de Mémé Peggy, Archer se plongea dans l’examen des deux documents. Catherine se sentit mystérieusement vide, perdue : que faire ensuite ? Il n’y avait pas d’usages pour de telles situations. « Je nous prépare à dîner ? » demanda-t-elle à Archer, qui releva la tête le temps de hocher le menton.

Elle n’aurait jamais pensé que des gens qui avaient partagé ce genre d’épreuves – des gens enlevés par des soucoupes volantes ou visités par des fantômes – auraient à affronter quoi que ce soit d’aussi banal qu’un dîner. Une rencontre avec une puissance supérieure suivie, disons, de linguine. C’était impossible. (Encore ce mot.)

Petit à petit, se dit-elle. Une chose à la fois. Elle fit chauffer la poêle, récupéra un blanc de poulet qu’elle avait mis à décongeler ce matin-là, ouvrit le congélateur pour en sortir un second qu’elle passa au micro-ondes… Catherine mangerait celui-là elle-même : elle n’était pas partisane de nourriture ionisée, surtout pour les invités. Le poulet sauté ne l’enchantait pas davantage, mais c’était rapide et disponible.

Elle dressa le couvert pour deux dans la salle à manger, une grande pièce victorienne que le coucou de Mémé Peggy présidait au-dessus d’un meuble rempli de poteries Wedgwood bleues. Catherine mit le café à passer et servit le dîner dans des assiettes en pyrex qu’elle avait trouvées dans un magasin d’occasion à Belltower… parce que cela semblait injuste ou insolent, quelque part, de manger dans la porcelaine de Mémé Peggy en son absence. Archer vint à table avec ses deux souvenirs, le carnet et le New York Times, mais les posa et complimenta Catherine sur la nourriture.