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La jeune femme mangea son poulet du bout des dents. Le goût de la viande lui semblait sans importance.

« Eh bien, dans quoi on s’est mis ? » demanda-t-elle.

Archer parvint à sourire. « Dans quelque chose de complètement inattendu. Dans quelque chose qu’on ne comprend pas.

— Ça semble vous plaire.

— Vraiment ? J’imagine que c’est le cas, d’une certaine manière. Ça confirme plus ou moins mes soupçons.

— Lesquels ?

— Que le monde est plus étrange qu’il n’y paraît. »

Catherine y réfléchit. « Je crois savoir ce que vous voulez dire. Quand j’avais dix-huit ans, je me suis mise au jogging. L’hiver, je sortais à la nuit tombée. J’aimais voir toutes ces fenêtres jaunes de lumière en passant devant les maisons. Ça faisait bizarre d’être la seule personne dans la rue, juste à courir et à souffler de la condensation, vous comprenez. Il me venait à l’idée qu’il pourrait arriver n’importe quoi, qu’en prenant un tournant, je pourrais me retrouver au pays d’Oz sans que personne en soit plus avancé… aucun des somnambules derrière ces fenêtres jaunes n’en aurait la moindre idée. Je savais dans quel genre de monde on vivait. Pas eux.

— Exactement, fit Archer.

— Mais je n’ai jamais trouvé le pays d’Oz. Juste une autre rue sombre.

— Jusqu’à aujourd’hui.

— C’est Oz ?

— Ça pourrait aussi bien l’être. »

Elle se dit qu’il devait avoir raison. « J’imagine qu’on ne peut en parler à personne ?

— Il ne vaut mieux pas, à mon avis.

— Et il faut y retourner demain matin ?

— Oui.

— On ne peut pas faire comme si de rien n’était, comme s’il n’existait pas. Il a besoin de notre aide.

— Je crois bien.

— Mais qu’est-ce qu’il est ?

— Eh bien, à mon avis, Catherine, il pourrait bien nous avoir dit la vérité. Je pense que c’est un voyageur temporel.

— C’est possible ?

— Je n’en sais rien. Peut-être. J’ai cessé de parier sur ce qui était possible ou pas. »

Elle désigna le carnet et le journal. « Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Ça appartenait à Tom Winter, je crois. Regardez. »

Elle écarta son poulet pour examiner le quotidien. Dimanche 13 mai 1962. La dernière édition de New York.

DES NAVIRES U.S. PARTENT POUR L’INDOCHINE AVEC 1 800 MARINES À BORD ; LE LAOS DÉCRÈTE L’ÉTAT D’URGENCE… DES MÉDECINS GREFFENT UNE VALVE CARDIAQUE À UN PATIENT HUMAIN… L’ÉGLISE ESPAGNOLE SOUTIENT LE COMBAT DES TRAVAILLEURS POUR LE DROIT DE GRÈVE

La une avait jauni… mais juste un peu.

« Jetez un œil au carnet », lui indiqua Archer.

Elle le feuilleta. Les trois premières pages contenaient de brèves annotations manuscrites, le reste était vierge.

Questions troublantes, lut-elle au début.

Tu pourrais t’éloigner de tout ça, disait le carnet.

C’est dangereux, et tu pourrais t’en éloigner.

Il n’y a que toi sur terre à ne pas être entraîné heure par heure dans le futur, il n’y a que toi à pouvoir y échapper. Tu as trouvé une porte de sortie.

Trente ans dans le passé, lut-elle. Ils ont la Bombe. Ne l’oublie pas. Ils ont la pollution industrielle. Ils ont le racisme, l’ignorance, le crime, la faim…

As-tu vraiment si peur de l’avenir ?

Je vais y retourner encore une fois. Au moins pour regarder. Pour être vraiment là. Au moins une fois.

Elle leva les yeux sur Doug Archer. « C’est une espèce de journal.

— Très court.

— Celui de Tom Winter ?

— Ça ne m’étonnerait pas.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il s’est mis dans un sacré merdier, apparemment. Mais ça reste à voir. »

La conclusion évidente ne vint que plus tard à l’esprit de Catherine : peut-être qu’on s’est nous aussi mis dans un sacré merdier.

Archer dormit sur le canapé. Le lendemain matin, il appela l’agence immobilière pour dire qu’il était malade. « À l’article de la mort, dit-il dans le combiné. Exactement. Ouaip. Je sais. Je sais. Ouais, j’espère aussi. Merci. »

Catherine demanda : « Ça ne va pas vous attirer des ennuis ?

— Je vais perdre quelques commissions, pour sûr.

— C’est grave ?

— Pas pour moi. J’ai mieux à faire. » Il lui sourit… d’une manière que Catherine trouva légèrement extravagante. « Hé, il se produit des miracles. Ça ne vous emballe pas un tout petit peu ? »

Elle s’autorisa un sourire coupable. « Si, je crois. »

Ils partirent alors en voiture au Safeway acheter cinq gros biftecks congelés pour Ben le voyageur temporel.

Archer se rendit chaque jour pendant une semaine à la maison, parfois accompagné de Catherine. Il apporta de la nourriture, que le voyageur temporel ne mangea jamais en sa présence… peut-être les insectes mécaniques l’absorbaient-ils pour l’en nourrir d’une manière plus directe : les détails ne l’intéressaient pas.

Chaque jour, il échangeait quelques mots avec Ben.

Il devenait plus facile de penser à lui comme « Ben », comme quelque chose d’humain plutôt que de monstrueux. Les draps masquaient l’essentiel de ses difformités, et la coiffe blanche sébacée à l’emplacement normal de son crâne avait acquis en trois jours une pigmentation suffisante pour ressembler à de la peau humaine. Archer avait d’abord craint les insectes mécaniques présents dans toute la maison, mais ceux-ci ne s’approchèrent jamais de lui et ne présentèrent jamais le moindre caractère menaçant. Aussi se mit-il à poser des questions.

Des simples, pour commencer : « Combien de temps avez-vous passé dans le bûcher ?

— À peu près dix ans.

— Vous étiez blessé tout ce temps ?

— J’en ai passé la plus grande partie mort.

— Cliniquement mort ? »

Ben sourit. « Au moins.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— On m’a assassiné.

— Qu’est-ce qui vous a sauvé ?

— C’est eux. » Les insectes mécaniques.

Ou bien il posait des questions sur Tom Winter. « Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il est parti à un endroit où il n’aurait pas dû aller. »

La réponse ne présageait rien de bon. « Il a voyagé dans le temps ?

— Oui.

— Il est toujours vivant ?

— Je n’en sais rien. »

Des questions courtes, des réponses tout aussi concises. Archer n’insista pas. Il essayait d’évaluer à qui il avait vraiment affaire… à quel point cette personne était dangereuse ou digne de confiance. Il sentait d’ailleurs que Ben se livrait au même genre d’estimations à son égard, peut-être de manière plus discrète ou plus fiable.

Catherine ne semblait pas surprise. Certaines nuits, elle laissait Archer dormir dans son salon, ils dînaient et prenaient le petit déjeuner ensemble, discutaient parfois, pas toujours, de ces étranges événements. Elle passait elle aussi presque quotidiennement dans la maison de Tom Winter. « On ressemble à des diacres, dit Archer, on rend visite aux malades. » Et Catherine répondit : « Ça donne cette impression, pas vrai ? C’est très bizarre. »