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Exactement, pensa Archer, c’est vraiment très bizarre. Et cette étrangeté renforçait son courage. Il se souvint en avoir discuté avec Tom Winter, lui avoir dit sa conviction qu’un jour les nuages s’ouvriraient pour laisser pleuvoir grenouilles et œillets sur Belltower. (Ou quelque chose de ce genre.) Et maintenant, d’une certaine manière plus discrète, cela s’était produit, et il ne partageait ce secret qu’avec Catherine Simmons ainsi qu’avec Tom Winter peut-être, où que fût parti ce dernier : la preuve absolue que le monde ordinaire n’avait absolument rien d’ordinaire… que même Belltower était une espèce d’hallucination collective, un décor rassurant dressé sur un paysage sauvage et sujet à mutation.

« Mais dangereux, aussi, objecta Catherine quand il lui en parla. On n’en sait trop rien. Quelque chose de terrible est arrivé à Ben. Il a failli en mourir.

— Sans doute dangereux, admit Archer. Tu peux arrêter si tu veux. Vends la maison et repars à Seattle. Tu ne courras très probablement plus aucun danger. »

Elle secoua la tête avec une fermeté qu’il trouva charmante. « Je ne peux pas, Doug. J’ai l’impression d’avoir passé une sorte de contrat. Il m’a demandé mon aide. J’aurais peut-être pu ne pas m’impliquer à ce moment-là. Mais je l’ai fait. Je suis revenue. C’est comme si j’avais dit : D’accord, je vous aiderai.

— Tu l’as déjà aidé.

— Mais pas juste en le transportant dans la maison. Ce n’est pas la seule aide dont il a besoin. Tu n’as pas cette impression ?

— Si, reconnut Archer. J’ai la même impression. »

Il la laissa lui préparer un repas de pattes de crabe et de salade. Archer détestait les pattes de crabe – sa mère achetait du crabe et du homard bon marché à un bateau de pêche près du bureau des anciens combattants –, mais sourit en voyant les efforts de la jeune femme. « Tu devrais me laisser te faire la cuisine, un de ces quatre. »

Elle hocha la tête. « Ce serait sympa. C’est assez bizarre, tu sais. On se connaît à peine, toi et moi, pourtant on sert de bonne d’enfant à cette… personne sortie d’une machine à voyager dans le temps.

— On se connaît assez bien, protesta Archer. Il ne faut pas si longtemps que ça. Je suis un agent immobilier à moitié paumé qui vit dans une petite ville qu’il aime et déteste plus ou moins à la fois. Tu es une peintre de Seattle avec un début de succès à qui sa grand-mère manque parce qu’elle n’a jamais vraiment eu de famille. Ni toi ni moi ne savons quoi faire ensuite et nous souffrons tous deux davantage de la solitude que nous voulons bien l’admettre. Le résumé te paraît à peu près coller ?

— Pas mal. » Elle sourit d’un air un peu triste et déboucha une bouteille de vin.

La nuit suivante, elle coucha avec lui.

Cela se passa à l’étage, dans une pièce que Catherine appelait la chambre d’amis et qui donnait sur le couloir principal. Le lit, une antiquité grinçante à baldaquin, avait de vieux draps fins, délicats et frais ; son matelas s’éleva autour d’eux comme d’une houle.

Catherine se montra timide et attentionnée. Son empressement à plaire toucha Archer, qui fit de son mieux pour lui rendre la politesse. Les aventures sans lendemain ne l’avaient jamais vraiment intéressé : dans le domaine des relations sexuelles comme dans d’autres, cela ne pouvait devenir formidable qu’avec un peu d’apprentissage. Mais Catherine était facile à connaître et ils jouirent ensemble avec ce qui ressemblait à une familiarité déjà établie. En tout cas, songea Archer, ça a été une sacrée présentation.

Catherine s’endormait maintenant à ses côtés, tandis que lui-même restait éveillé à écouter le silence. C’était calme, sur Post Road. À deux reprises, il entendit une voiture passer… d’abord des voisins qui rentraient tard, puis un touriste qui cherchait la nationale.

Il restait selon lui plusieurs grandes questions en mal de réponse. Il pensa au mot « temps », à la faculté de celui-ci à le faire se sentir seul et bizarre. Dans son enfance, sa famille se rendait en voiture au ranch de son oncle près de Santa Fe, dans le Nouveau-Mexique, par des routes en terre battue avec des pins rabougris, des buissons de sauge, de vieux pueblos et, au loin, la cordillère Sangre de Cristo. Le mot « temps » lui faisait la même impression que ces routes dans le désert durant son enfance : celle d’être perdu dans quelque chose qui excédait ses facultés de compréhension. Le voyage dans le temps, se dit Archer, doit ressembler à la conduite sur ce genre de routes. D’étranges formations rocheuses, des tourbillons de poussière, et où qu’on regarde, un horizon vierge et vide.

Quand il se réveilla, Catherine se rhabillait avec gêne près du lit. Il se détourna poliment tandis qu’elle enfilait sa culotte. Archer se demandait parfois ce qui n’allait pas chez lui, pour que les femmes le regardent toujours avec cet air sceptique le matin. Mais il se leva pour la serrer dans ses bras et la sentit se détendre contre lui. Ils étaient toujours amis, après tout.

Quelque chose avait toutefois changé, ce jour-là, et pas seulement qu’ils avaient passé la nuit ensemble. Quelque chose dans cette entreprise semblait désormais moins miraculeux, plus sérieux. Ils le sentirent sans en discuter.

Après le petit déjeuner, ils descendirent à pied chez Winter rendre visite à Ben Collier.

Les biftecks du Safeway lui avaient fait du bien. Ce matin-là, Ben se tenait assis dans le lit, les couvertures autour de la taille. Archer lui trouva l’air aussi enjoué qu’un bouddha. Mais la disposition des draps montrait à l’évidence qu’il lui manquait toujours une jambe.

Le moignon parut toutefois un peu plus long à Archer. Il lui vint à l’esprit qu’il s’attendait à ce que la jambe du voyageur temporel repousse… ce qui semblait en cours.

« Bonjour », lança Archer. Près de lui, Catherine, encore un peu effrayée, salua d’un hochement de tête.

Ben tourna la tête. « Bonjour à vous. Merci de passer. » Archer se lança dans le discours qu’il avait préparé. « Il faut vraiment qu’on parle. Cela ne nous gêne ni l’un ni l’autre de venir ici. Mais on a du mal à comprendre, Ben. Tant qu’on ne sait pas ce qui se passe vraiment…»

Ben accepta aussitôt et signifia d’un geste à Archer qu’il n’avait pas besoin de poursuivre. « Je comprends, assura-t-il. Je vais répondre à toutes vos questions. Ensuite, si vous le permettez, je vous en poserai une. »

Archer trouva le marché équitable. Voyant que la discussion risquait de durer, Catherine alla chercher deux chaises dans la cuisine.

« Qui êtes-vous vraiment, demanda Archer, et que faites-vous ici ? »

Ben Collier se demanda de quelle manière répondre. S’ouvrir à ces gens représentait un pas en avant radical… mais pas tout à fait sans précédent, et inévitable étant donné les circonstances. Il était prêt à leur faire confiance. Il ne se basait pour cela qu’en partie sur son intuition : il les avait observés de ses propres yeux et par l’intermédiaire de ceux, plus perspicaces, de ses cybernétiques. Rien ne montrait qu’ils pourraient avoir menti ou tenté de le manipuler. Archer semblait plus particulièrement désireux de l’aider. Ils s’étaient remis de ce qui avait dû être une épreuve effrayante, et pour Ben, cela parlait en leur faveur.

Mais il leur faudrait aussi du courage. Qualité plus difficile à estimer.

Il comptait répondre à leurs questions de manière aussi honnête et aussi complète que possible. Il le leur devait, quoi qu’il arrive ensuite. Catherine aurait pu rendre les choses infiniment plus difficiles quand elle l’avait découvert dans le bûcher… en appelant la police, par exemple. Or Ben allait au contraire se remettre significativement plus vite. Il aurait été inutile et cruel de mentir sur lui-même.