Il n’aurait pu dire quel genre de choses. Leurs pattes cliquetaient sur le sol dur à la manière des griffes d’un chat tandis qu’elles semblaient murmurer entre elles d’une voix de fausset aiguë et bourdonnante… dans une langue qu’il n’avait jamais entendue. Il pensa à des elfes, il pensa à d’immenses rats doués de parole.
Mais le pire était leur invisibilité… aggravée par ce qu’il reconnut soudain comme sa propre impuissance. Il comprit que la pièce n’avait pas de porte, que la fenêtre s’ouvrait à une hauteur impossible, qu’il avait les bras et les jambes non seulement raides mais aussi paralysés.
Il releva la tête pour scruter les ténèbres…
Et elles ouvrirent les yeux, toutes en même temps.
Une centaine d’yeux tout autour de lui.
Une centaine de disques de lumière pure, sans pupille, d’un blanc d’os.
Le murmure augmenta, cliquetant crescendo métallique…
Et Tom s’éveilla.
S’éveilla seul dans cette chambre plus petite, moins obscure, mais toujours éclairée par la lune, toujours étrangère.
S’éveilla le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.
S’éveilla les oreilles encore pleines de ce bruit :
Le sifflement de leurs voix. Le cliquetis de leurs griffes.
Bien entendu, ce n’était qu’un rêve.
Au matin, Tom trouva la maison propre, creuse, vierge et banale. Il passa de la chambre à la cuisine en écoutant le chuintement peu familier de ses pieds sur la moquette. Il se prépara un petit déjeuner, œufs frits et bagel, abandonna ensuite la vaisselle sale dans l’évier. Ménage à la célibataire. Peut-être l’Esprit des Lieux s’en occuperait-il.
Les nuages de la veille s’étaient vidés sur les montagnes. Tom ouvrit la porte à moustiquaire au fond de la cuisine pour sortir dans le jardin. Tondue très court, la pelouse commençait à repousser, mauvaise herbe autant que gazon. Pas d’elfes ménagers par là. Un bosquet de pins de grande taille se dressait de l’autre côté de la clôture, enfermant dans son ombre des fougères et des aiguilles mortes. Un chemin envahi par les herbes s’éloignait du coin du jardin : Tom y fit deux ou trois pas, mais les arbres masquèrent le soleil et l’air fut soudain glacé. Il écouta quelques instants des gouttes d’eau tomber dans cette nature sauvage et détrempée. Archer avait dit que la forêt s’étendait loin, qu’il y avait un marécage à cèdres derrière la propriété. (Archer doit bien le savoir, pensa Tom. Archer le pourchasseur de voitures, le pionnier, le grimpeur de rochers, l’élève de l’école buissonnière… ces souvenirs d’enfance commençaient à lui revenir.) Une brise humide chatouilla les poils pâles de ses bras. Un oiseau-mouche s’approcha d’un coup, le regarda d’un air revêche et s’éloigna en hâte.
Tom revint dans la maison.
Tony appela après le déjeuner avec une autre invitation à dîner, que Tom ne pouvait décemment refuser. « Viens donc, dit Tony. On allumera le barbecue. » C’était un ordre autant qu’une invitation : un tribut à payer.
Tom laissa la vaisselle sale dans l’évier. Sur le seuil, il s’arrêta et se retourna vers la maison vide.
« Si vous voulez nettoyer, allez-y. »
Pas de réponse.
Oh, bon.
La route était longue pour aller chez Tony. Loreen et lui vivaient dans le quartier Seaview, une rangée de coûteuses demeures familiales sur les collines festonnées d’anses au sud de la ville. Un quartier prestigieux, mais la maison qu’habitait Tony n’avait rien de particulièrement tape-à-l’œil… Tony se montrait très protestant pour tout ce qui touchait à l’étalage de richesses. Aussi son domicile comptait-il parmi les plus ordinaires du coin, dissimulant derrière une banale façade blanche sa véritable et formidable opulence : ses immenses baies vitrées et sa terrasse en cèdre qui donnait sur l’eau. Tom se gara dans l’allée derrière le monospace Aerostar de Loreen et fut accueilli sur le pas de la porte par la famille tout entière : Tony, son fils de cinq ans nommé Barry ainsi que Loreen avec la grincheuse Tricia, dix-huit mois, en train de s’agiter sur son épaule. Tom sourit et pénétra dans les odeurs mêlées de la moquette traitée antitache, des produits ménagers et des Pampers.
Il aurait aimé s’asseoir un peu avec Loreen pour bavarder. (« La pauvre, disait d’elle Barbara. Se conformer à l’idée que Tony se fait d’une femme au foyer. Une vie de couches-culottes et de romans de Barbara Cartland. ») Mais Tony lui passa le bras sur les épaules et lui fit traverser le vaste salon jusqu’à la terrasse, où des flammes et des sifflements inquiétants sortaient de son barbecue au propane.
« Assieds-toi », dit Tony en agitant des pinces en direction d’un transat.
Tom obtempéra et observa son frère badigeonner les steaks de sauce aigre-douce. Tony avait cinq ans de plus que lui et perdait ses cheveux mais restait svelte, les rides autour de ses yeux provenant moins de l’âge que du soleil et de l’exercice. On aurait du mal, songea Tom, à dire qui de nous est l’aîné.
Tony avait déboulé à Seattle comme un ange gardien furieux… six mois après le départ de Barbara, cinq mois après que Tom avait cessé de travailler pour Aerotech et trois après qu’il avait arrêté de répondre au téléphone. Tony avait débarrassé l’appartement de ses bouteilles vides et de ses emballages de surgelés, éteint la télé qui marmonnait en permanence depuis plusieurs semaines, réprimandé Tom jusqu’à ce qu’il se douche et se rase, persuadé celui-ci de revenir habiter à Belltower et d’accepter ce travail à la concession.
Tony avait aussi fait observer à Tom, pour le consoler d’avoir perdu Barbara : « C’est une salope, petit frère. Ce sont toutes des salopes. Qu’elles aillent se faire foutre.
— Ce n’est pas une salope, avait protesté Tom.
— C’en sont toutes.
— Ne l’appelle pas comme ça », avait averti Tom, et il se souvenait de l’expression de Tony, l’arrogance s’érodant en incertitude.
« Eh bien… tu ne peux pas bousiller ta vie pour elle, de toute manière. Il y a des gens qui continuent malgré tout… des cancéreux, des parents de gamins écrasés par des semi-remorques. S’ils peuvent faire face, tu peux aussi, bordel. »
C’était une affirmation exacte et irréfutable. Tom accepta le châtiment et s’y accrochait depuis. Barbara n’aurait pas approuvé : elle n’aimait pas qu’on s’approprie un chagrin public à des fins privées. Tom se montrait plus pragmatique. On fait ce qu’on a à faire.
Dans la grande maison de Tony, proche de la baie, il vint toutefois à l’esprit de Tom qu’il portait en lui une lourde charge de culpabilité, de gratitude et de ressentiment, surtout vis-à-vis de son frère.
Pendant que les steaks grillaient sur les flammes, il débita des banalités auxquelles Tony répondit par les siennes. Il avait acheté le barbecue à gaz « quasiment au prix de gros » à un type qu’il connaissait, dans une petite quincaillerie. Il envisageait d’investir dans de l’immobilier locatif durant l’été. « Tu aurais dû me parler de cette maison au lieu de te précipiter sans vraiment réfléchir. » Et il avait un nouveau voilier en vue.
Tom comprit que ce n’étaient pas des fanfaronnades. Barbara avait, longtemps auparavant, souligné le besoin qu’avait Tony de preuves physiques de sa propre valeur, comme les oblitérations validant un ticket de bus. Il fallait toutefois reconnaître qu’au moins, il était discret à ce sujet.
L’ennui était que Tom, lui, n’avait aucune validation, ce qui, aux yeux de Tony, devait le rendre suspect. Un type sans magnétoscope ni voiture de sport pourrait être capable de tout. Cette nervosité s’étendait aux performances professionnelles de Tom, un sujet qui n’avait pas été abordé, mais qui planait comme un nuage sur la conversation.