Il était né (leur expliqua-t-il) en 2157, dans une petite ville non loin de l’emplacement actuel de Boulder, dans le Colorado. Il y avait passé l’essentiel de sa vie professionnelle à effectuer des recherches pour une fondation historique.
Tout cela rendait nécessaire une définition de « petite ville », de « vie professionnelle » et de « fondation historique », à la portée d’Archer et Catherine – et ils s’en firent une image assez proche de la réalité.
« C’est comme ça que vous êtes devenu voyageur temporel ? » interrogea la jeune femme.
Il secoua la tête. « On m’a recruté. Si vous visitiez le vingt-deuxième siècle, Catherine, vous y trouveriez beaucoup de merveilles… mais pas le voyage dans le temps. Tous les physiciens réputés de mon époque auraient a priori rejeté l’idée. Pas celle que le temps était fondamentalement mutable et peut-être non linéaire, mais celle que des êtres humains pouvaient le traverser. L’eau de l’océan est semblable à celle d’une piscine, ce n’est pas pour autant qu’on peut le traverser à la nage. J’ai été recruté par des individus de mon propre futur, eux-mêmes recrutés par des gens venus de leur futur, et ainsi de suite.
— Comme des pierres de gué, avança Archer.
— En gros.
— Mais recruté dans quel but ?
— Essentiellement comme concierge. Pour vivre dans cette maison, l’entretenir et la protéger.
— Pourquoi ? » demanda Catherine, même si elle pensait deviner la réponse.
« Parce que cette maison est une espèce de machine à voyager dans le temps. »
« Vous n’êtes donc pas un véritable voyageur temporel, fit Archer. Enfin, vous venez du futur… mais vous n’êtes qu’une sorte d’employé.
— J’imagine qu’on doit pouvoir dire ça, oui.
— La machine dans ce bâtiment ne fonctionne pas comme elle est censée le faire… je me trompe ? »
Il secoua la tête.
« Mais si elle fonctionnait correctement, vu que vous êtes le gardien, qui passerait par ici ? Qui sont les véritables voyageurs dans le temps ? »
C’était une question plus importante, et plus difficile. « La plupart du temps, Doug, personne ne passe par ici. Ce n’est pas un endroit très fréquenté. Mon travail consiste surtout à rassembler et à transmettre des documents contemporains – des livres, des journaux, des magazines.
— Transmettre à qui ? demanda Catherine.
— À des gens d’une époque très éloignée de la mienne. Qui ont l’air humains sans l’être tout à fait. Ce sont eux qui ont construit les tunnels, c’est-à-dire les machines à remonter le temps. »
Il se demanda s’ils trouveraient que cela tenait debout. « Les véritables voyageurs dans le temps », avait dit Archer : cette description en valait une autre. Ben tremblait toujours un peu quand il lui fallait dialoguer avec eux. Ils se montraient aimables et juste un peu distants, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir conscience du gouffre évolutionnaire. « Comprenez bien que la plus grande partie de tout ça m’échappe sans doute autant qu’à vous. Je ne connais vraiment que des légendes, racontées par des gens comme moi, par d’autres gardiens, d’autres concierges. Des légendes du futur, pourrait-on dire.
— Racontez-nous-en quelques-unes », demanda Archer.
Cela avait un rapport (expliqua Ben) avec la vie sur Terre.
Replacez-vous dans un contexte de temps géologique.
Dans le système solaire primitif, la Terre prend une forme cohérente suite à la collision de planétésimaux en orbite. Elle a un noyau en fusion, une peau rocheuse plus froide. Elle exsude des gaz et des liquides : dioxyde de carbone, eau. Avec le temps, elle se dote d’une atmosphère et d’océans.
Au fil de millions d’années, une sorte de vie apparaît, sous forme de structures cristallines vermiformes dans la roche poreuse de cheminées sous-marines brûlantes denses en minéraux. Ces structures cristallines finissent par s’adapter à un environnement moins chaud en incorporant des protéines… stratégie si efficace que le squelette cristallin disparaît et qu’une vie purement protéïnoïdique en vient à dominer la biosphère primitive. ARN et ADN sont adoptés comme mémoire génétique et l’évolution commence pour de bon. Une diversité quasi infinie de structures s’opposent à l’environnement. La Terre ne connaîtra plus jamais une telle complexité de vies… le reste de l’évolution est une diminution, une élimination.
Le climat change. Des cellules procaryotes empoisonnent l’atmosphère avec de l’oxygène. Les continents se déplacent au-dessus du magma sur des plaques tectoniques. La vie connaît des flux et reflux durant les grands intervalles de temps qui séparent deux impacts cométaires.
L’humanité apparaît. Elle s’avère, comme les herbes ou les plantes à floraison, une de ces espèces capables de transformer la planète elle-même. Elle modifie l’équilibre climatique et aurait pu se noyer dans ses propres déchets sans son inédite et extraordinaire capacité à se modifier elle-même, à créer de nouvelles formes de vie. Ce sont des technologies parallèles et complémentaires. L’humanité, agonisante, apprend à créer des machines à son image. Elle apprend à se modifier de fond en comble. Les deux capacités se combinent pour générer une nouvelle forme de vie, qui se reproduit elle-même, mais n’est qu’à peine biologique. On peut la qualifier d’humaine parce qu’elle descend de l’humanité : c’est son héritière légitime. Mais elle est tout autant différente de l’humanité que la vie cristalline de la roche dont elle provenait, ou que la vie protéinique des structures rocheuses qui l’ont précédée. Ces nouvelles créatures sont presque infiniment adaptables : certaines vivent dans l’océan, d’autres dans l’espace intersidéral. Leur diaspora occupe la plupart des planètes du système solaire. Elles s’en sortent très bien. Elles commencent à appréhender, et enfin à manipuler, certaines constantes fondamentales de l’univers physique. Elles rendent visite aux étoiles. Elles découvrent des structures cachées dans la substance de la durée et de la distance.
Ben marqua un temps d’arrêt, le souffle un peu court. Combien de temps s’était écoulé depuis qu’on lui avait expliqué ces mystères ? Des années, pensa-t-il… peu importait la manière dont on le mesurait. « Catherine, demanda-t-il, vous voulez bien ouvrir la fenêtre ? Il y a une petite brise dehors. » Un peu abasourdie, elle releva les stores et souleva le châssis. « Merci. Très agréable. »
Archer fronçait les sourcils. « Ces “nouvelles créatures”, ce sont les gens qui voyagent dans le temps ?
— Qui ont construit la machine en fonctionnement dans cette maison, oui. Il faut que vous compreniez ce que signifie le voyage dans le temps, en l’occurrence. Ils ont découvert ce qu’on pourrait appeler des crevasses dans la structure de l’espace-temps… des fractures, si vous voulez, avec une forme et une durée extérieures aux limites définissables de cet univers, mais qui les croisent à certains endroits. Une “machine temporelle” est une espèce de tunnel artificiel qui longe ces crevasses. Dans l’environnement local terrestre, elle peut uniquement vous conduire à certains endroits et certaines époques. Ce sont des nœuds d’intersection. Cette maison, avec ce qui l’entoure sur quelques centaines de mètres, constitue l’un de ces nœuds.