— Pourquoi ici ? demanda Archer.
— La question n’a pas de sens. Les nœuds sont des caractéristiques naturelles, comme les montagnes. Certains croisent la croûte terrestre sous l’océan, d’autres s’ouvrent peut-être au milieu des nuages.
— Combien existe-t-il d’endroits de ce genre, alors ? »
Ben haussa les épaules. « On ne me l’a jamais dit. Ils tendent à se regrouper à la fois dans l’espace et le temps. Le vingtième siècle en est assez riche. Bien entendu, tous ne sont pas en service. Et souvenez-vous : ils ont une durée, en plus d’un lieu. Un nœud peut rester accessible vingt, cinquante ou cent ans, puis disparaître. »
Catherine était restée assise, patiente et concentrée. Elle prit la parole. « Que je comprenne bien. Des gens très loin dans le futur ouvrent un chemin qui mène à ces nœuds, exact ? »
Ben hocha la tête.
« Mais pourquoi ? À quoi leur servent-ils ?
— Ils s’en servent en connaissance de cause dans un but d’exploration historique. Ce siècle, le suivant et le mien sont le berceau temporel de leur espèce. Pour eux, c’est un passé obscur et distant.
— Ce sont des archéologues, interpréta Catherine.
— Des archéologues et des historiens. Des observateurs. Ils prennent soin de ne pas intervenir. Le projet a aussi une durée pour eux. Le temps s’écoule à la même vitesse à chaque extrémité de la connexion. Ils ont lancé un projet de deux cents ans destiné à rétablir leurs connaissances de ces siècles critiques. Ils comptent ensuite démanteler les tunnels. Les mathématiques du paradoxe les rendent nerveux… c’est un problème qu’ils ne veulent pas gérer.
— Quel paradoxe ? demanda Catherine.
— Un paradoxe temporel, répondit Archer. Par exemple, si tu assassinais ton père avant qu’il rencontre ta mère… est-ce que tu existerais encore ? »
Elle le regarda avec une certaine stupéfaction. « Comment tu connais ça ?
— J’ai lu beaucoup de science-fiction.
— J’ai entendu dire qu’il y avait des modèles provisoires, dit Ben. Le problème n’est pas aussi énorme qu’il y paraît. Mais personne n’est pressé de le mettre à l’épreuve.
— La simple présence de quelqu’un du futur pourrait avoir une influence, dit Archer. Même s’il ne fait qu’écraser une plante ou marcher sur un insecte…»
Ben sourit. « Ce phénomène n’est pas spécifique au voyage dans le temps. En météorologie, on l’appelle “dépendance sensible aux conditions initiales”. L’atmosphère est chaotique : un événement mineur à un endroit peut avoir un effet important sur un autre. Agitez la main en Chine, et une tempête pourrait se lever sur l’Atlantique. De même, écraser un puceron en 1880 modifierait peut-être l’élection présidentielle de 1996. C’est une bonne analogie, Doug, sauf que le lien n’est pas exactement causal. Il y a dans l’atmosphère des caractéristiques stables qui tendent à se reproduire, quel que soit…
— Des attracteurs », avança Archer au grand plaisir de Ben. « Vous vous tenez au courant des mathématiques contemporaines ? »
Archer sourit. « J’essaye.
— On m’a dit qu’il existait des structures similaires dans le temps historique… des structures qui ont tendance à persister. Mais oui, la possibilité d’un changement existe. C’est le phénomène de l’influence de l’observateur. La règle est que le présent reste toujours le présent. Le passé est toujours déterminé et immuable, le futur toujours indéterminé… peu importe où vous êtes.
— D’ici, dit Archer, l’année 1988 ne peut être modifiée…
— Parce qu’elle appartient au passé.
— Mais si je revenais trois ans plus tôt…
— Elle serait dans le futur, et par conséquent imprévisible.
— Mais c’est déjà un paradoxe, estima Archer. Ça ne tient pas debout. »
Ben hocha la tête. Il avait lui-même eu du mal à comprendre… mais l’avait accepté comme un paradoxe zen qui se trouvait être vrai et par conséquent incontestable. « Le temps fonctionne de cette manière, conclut-il. Si ça ne tient pas debout, c’est parce que vous n’avez pas compris.
— Vous disiez qu’il y avait des mathématiques pour cela ?
— À ce qu’on m’a dit.
— Vous ne les connaissez pas ?
— Ce ne sont pas des mathématiques du vingt-deuxième siècle. Elles datent de plusieurs milliers d’années plus tard. Je ne pense pas que ni vous ni moi pourrions les appréhender sans une certaine augmentation neurale.
— C’est terriblement abstrait », intervint Catherine.
Archer hocha la tête et sembla lutter un moment avec ses pensées.
Ben regarda par la fenêtre. Tous ces douglas avaient quelque chose de merveilleusement apaisant. Surtout leur bruissement quand le vent les traversait.
Archer s’éclaircit la gorge. « Il y a une autre question qui coule de source. »
La question pénible. « Vous voulez savoir ce qui a mal tourné. »
Archer hocha la tête.
Ben soupira puis prit sa respiration. Ce n’étaient pas ses souvenirs préférés.
Il avait reconstitué les faits à partir de ses propres souvenirs, de ceux, fragmentaires, des cybernétiques, et du témoignage du tunnel lui-même.
Il y avait, dit-il à Archer et Catherine, une maison du même genre, une gare temporelle, dans la deuxième moitié du vingt et unième siècle, en Floride… scène à cette époque-là de terribles tempêtes tropicales et d’une guerre civile.
La gardienne de cette maison s’appelait Ann Heath.
(Ann, pensa-t-il, je suis désolé que ça ait dû se produire. Quand tu m’as recruté, tu t’es montrée d’une gentillesse que je n’ai jamais eu l’occasion de te revaloir. On peut traverser le temps, jamais le maîtriser… l’inattendu se produit et, à long terme, nous sommes tous mortels.)
Il était prévu de fermer la maison de Floride, tant son environnement devenait imprévisible. Mais quelque chose d’inattendu s’était produit avant cette fermeture. D’après ce que Ben pouvait déduire des indices disponibles, la maison avait été envahie par des forces gouvernementales américaines.
L’endroit ne manquait pas de moyens de défense, Ann Heath non plus, mais peut-être une partie de ces moyens avait-elle été désactivée en vue de la fermeture ; les soldats des dernières et sinistres décennies de ce siècle étaient de toute manière vraiment redoutables, avec leurs armes et leur armure profondément enracinés dans le corps et le système nerveux.
L’un de ces hommes avait dû occuper la maison et prendre le dessus sur Ann avant de la forcer à révéler certains des secrets du tunnel. Il s’était ensuite servi de ces informations pour s’enfuir dans le passé.
(Elle doit être morte, se dit Ben. Ils ont dû la tuer)
Le maraudeur était arrivé sans prévenir dans le domaine de Ben, avait désactivé les cybernétiques d’une impulsion électromagnétique, détruit la plus grande partie du corps de Ben et abandonné son cadavre dans le bûcher. Une attaque rapide et couronnée de succès.
Puis le maraudeur avait ouvert un tunnel long d’une trentaine d’années jusqu’à un point nodal à New York, où il s’était livré à la même agression, de manière toutefois plus radicale, en détruisant irrémédiablement un autre gardien et toutes ses cybernétiques.
Enfin, ultime et astucieux geste de défense, il avait désactivé les contrôles du tunnel afin que le passage entre Belltower et Manhattan reste ouvert en permanence.
« En permanence ? s’étonna Catherine. Qu’est-ce que cette idée a de si génial ? »