Ben se perdit un moment dans une heuristique temporelle avant de trouver une analogie simple : « Imaginez les points nodaux comme les terminaux d’un réseau téléphonique. Les connexions simultanées sont impossibles. Je peux appeler énormément de destinations avec un téléphone… mais une seule à la fois. Du moment que la connexion avec Manhattan est ouverte, aucune autre ne peut être établie.
— Le téléphone est décroché des deux côtés, comprit Catherine.
— Exactement. Il s’est sorti du réseau. Et nous en a sortis par la même occasion.
— Mais, fit Catherine, quand un téléphone ne fonctionne pas, on peut toujours aller frapper à la porte. Quelqu’un d’un autre terminal, ailleurs, pourrait venir donner un coup de main. Encore mieux, on pourrait vous prévenir. Laisser un message en 1962 : dans dix-sept ans, méfiez-vous d’un sale type. »
Allons bon, songea Ben. « Je ne veux pas trop m’avancer dans la logique fractale, mais ça ne fonctionne pas de cette manière. Voyez ça du point de vue du futur lointain. Nos voyageurs temporels possèdent une seule porte, dont la durée régit celle de tous les tunnels. De leur point de vue, Belltower 1979 et Manhattan 1952 disparaissent au même moment. Depuis cette disparition, dix ans à peu près se sont écoulés… ici, côté terminus de New York et dans l’avenir. Et il n’y a pas de destinations qui se recouvrent. Le portail dans la maison où nous sommes a été créé en 1964, il y a vingt-cinq ans, quand son point de valence avec Manhattan était l’année 1937… Vous suivez ? »
Catherine semblait étourdie. Archer dit : « Je crois… mais vous pouviez toujours laisser un message, il me semble. Un avertissement quelconque.
— En théorie. Mais les voyageurs temporels s’y refuseraient, et les gardiens ont juré de ne pas le faire. Ça créerait une boucle causale directe, qui pourrait provoquer la fermeture des deux terminaux.
— Pourrait ?
— Personne n’en sait trop rien, admit Ben. Les calculs sont inquiétants. Personne ne veut découvrir ce qu’il en est. »
Archer haussa les épaules : il ne comprend pas, interpréta Ben, mais il me croit sur parole. « Voilà pourquoi personne n’est venu à votre aide. Voilà pourquoi votre maison est restée vide.
— Exactement.
— Mais vous, vous avez survécu.
— Les cybernétiques m’ont reconstruit. Le processus a été long. » Il montra son moignon sous la couverture. « Et il n’est pas tout à fait terminé.
— Vous êtes resté là-bas dix ans ! s’offusqua Catherine.
— Je ne souffrais pas, Catherine. Je suis sorti d’un long sommeil le jour où vous avez ouvert la porte.
— Alors comment vous savez tout ça ? »
Il était plus facile de répondre à cette question par une démonstration que par une explication. Il lança silencieusement une requête, et l’une des cybernétiques escalada les draps pour venir s’immobiliser un instant au creux de sa main… tel un joyau luisant à multiples pattes.
« Ma mémoire, dit Ben.
— Oh, réagit Catherine. Je vois. »
Ça fait un sacré paquet de choses à accepter d’un coup, songea Archer. Le temps structure fragmentée, comme le grès, parcouru de crevasses et de cavernes ; des maraudeurs du vingt et unième siècle ; des mémoires-insectes…
Ben rendait néanmoins tout cela plausible. Non par ses exotismes – ses étranges blessures ou ses robots minuscules – mais par son attitude. Archer n’éprouvait pas la moindre difficulté à croire qu’il discutait avec un universitaire du vingt-deuxième siècle recruté pour une étrange et secrète entreprise. Calme, intelligent, Ben inspirait confiance. Ce qui, bien entendu, pourrait n’être qu’un astucieux déguisement. Peut-être appartenait-il à la cinquième colonne martienne et cherchait-il à saboter la planète… vu les récents événements, cela n’aurait rien de vraiment surprenant. Mais l’instinct d’Archer lui soufflait de se fier à cet homme.
Il restait toutefois des questions en suspens.
« Deux choses, dit Archer. Si votre maraudeur a fait un boulot tellement consciencieux côté Manhattan, pourquoi a-t-il merdé ici ?
— Il a dû me croire définitivement mort. Sans doute croyait-il aussi toutes les cybernétiques mortes.
— Pourquoi ne pas revenir vérifier ?
— Je n’en sais rien, avoua Ben. Mais il a peut-être eu peur du tunnel.
— Pourquoi cela ? »
Pour la première fois, Ben hésita. « Il y a d’autres… présences à l’intérieur. »
Archer n’était pas bien sûr d’apprécier cette information. Des présences ? « Je croyais vous avoir entendu dire que personne ne pouvait traverser. »
Le voyageur temporel garda un instant le silence, comme s’il essayait de trouver une réponse.
« Le temps est une immensité, finit-il par dire. Nous tendons à le sous-estimer. Pensez aux gens qui ont ouvert ces tunnels… à des milliers d’années de là dans l’avenir. C’est un paysage temporel presque inimaginable. Sauf que l’histoire ne commence pas avec eux, et elle ne se termine sûrement pas non plus avec eux. Il se trouve qu’au moment où ils ont créé ces passages, ils se sont rendu compte qu’ils étaient déjà habités.
— Habités par quoi ?
— Par des apparitions. Des créatures qui apparaissent à l’improviste et disparaissent sans destination apparente. Des créatures à la composition pas tout à fait matérielle.
— Originaires d’un futur encore plus lointain, compléta Archer. C’est ce que vous voulez dire ?
— Vraisemblablement. Mais personne n’en sait trop rien.
— Sont-ils humains ? Quel que soit le sens qu’on donne à ce terme ?
— Doug, je n’en sais rien. J’ai entendu plusieurs hypothèses à ce sujet. Ce sont peut-être nos tout derniers descendants. Ou quelque chose sans le moindre rapport avec nous. Peut-être existent-ils hors de notre espace-temps habituel… ne me demandez pas comment, je trouve ça difficile à imaginer. Ils semblent apparaître quand ça leur chante, mais peut-être ont-ils un but, même si personne ne le connaît. Peut-être que ce sont les derniers anthropologues du monde… et qu’ils recueillent l’histoire humaine d’une manière inimaginable pour nous. Ou bien qu’ils la contrôlent. Qu’ils la créent. » Il haussa les épaules. « En fin de compte, ils sont incompréhensibles.
— Le maraudeur en aurait vu un ?
— Possible. Ils apparaissent de temps en temps, sans prévenir.
— Ça lui aurait fait peur ?
— Peut-être. Ce sont des créatures impressionnantes. Et pas toujours inoffensives.
— Pardon ?
— Elles ignorent presque toujours les gens. Mais il arrive qu’elles prennent quelqu’un. »
Archer cilla. « Qu’elles prennent quelqu’un ?
— Qu’elles l’enlèvent ? Le mangent ? Le processus, bien que mystérieux, est total. Il ne reste ensuite pas la moindre trace du corps. De toute façon, c’est très rare. J’ai déjà vu ces créatures sans jamais me sentir menacé par elles. Mais on en a peut-être parlé au maraudeur, il en a peut-être vu une… je n’en sais rien. Je me contente d’émettre des hypothèses.
— C’est très bizarre, Ben, dit Archer.
— Oui, répondit Ben. Je pense aussi. »
Archer essaya de rassembler ses pensées. « La dernière question…
— … concerne Tom. »
Archer hocha la tête.
« Il a découvert le tunnel, dit Ben. Il s’en est servi. Ce n’était pas très sage de sa part.