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— Il est toujours vivant ?

— Je n’en sais rien.

— Un de ces machins fantômes aurait pu le manger ? » Ben fronça les sourcils. « Je tiens à souligner à quel point c’est peu probable. “Fantôme”, c’est une bonne analogie. Nous les appelons d’ailleurs “fantômes temporels”. On ne les voit presque jamais et ils sont encore moins souvent dangereux. Non, le danger, pour lui, c’est surtout le maraudeur.

— Tom pourrait être mort, comprit Archer.

— Oui, il pourrait.

— Ou en danger ?

— Très probablement.

— Et il ne le sait pas… il n’en a pas la moindre idée.

— Non, convint Ben. Pas la moindre. »

Cette discussion inquiéta beaucoup Catherine.

Elle avait accepté Ben Collier comme un visiteur venu du futur : cette explication en valait une autre. Mais l’avenir était censé être un endroit raisonnable… un endroit simplifié, décoré d’un blanc élégant : elle l’avait vu à la télévision. Ben avait toutefois décrit un futur immense, déroutant, sans fin, aux interminables hiérarchies de mutation. Rien n’était certain et rien ne durait éternellement. Penser à cet abîme d’impermanence béant devant elle l’effrayait.

De plus, elle s’inquiétait pour Doug Archer.

La nuit précédente, il s’était glissé dans son lit avec l’ardeur timide d’un chiot. Catherine acceptait cela comme un geste d’amitié, en s’inquiétant toutefois des conséquences. Elle n’avait pas dormi avec beaucoup d’hommes parce qu’elle avait tendance à trop s’attacher à eux. Il lui manquait la capacité à avoir des aventures sexuelles occasionnelles. Ce qui valait sûrement mieux, en cette époque de sida, mais l’obligeait trop souvent à choisir entre une frustration et une relation suivie qu’elle ne voulait pas et dont elle n’avait pas besoin. Archer, par exemple, qui était-il au juste ?

Elle le regarda à la dérobée, assis en Levi’s à côté d’elle avec ses cheveux ébouriffés et cet étrange petit sourire aux lèvres, en train d’écouter Ben, le voyageur temporel unijambiste d’un blanc de porcelaine. Douglas Archer, allez savoir pourquoi, se réjouissait de ces événements. Il en adorait l’étrangeté.

Elle voulut le prévenir. Lui dire : Écoute tous ces mots effrayants. Un soldat renégat du vingt et unième siècle, un tunnel peuplé de fantômes temporels à qui il arrivait de « prendre » des gens, un certain Tom Winter perdu dans le passé…

Mais Doug ressemblait à un gamin en train d’écouter une histoire de Rudyard Kipling.

Elle regarda Ben Collier, regarda cet homme mort pendant dix ans qui acceptait ce fait avec la même sérénité qu’un PDG en retard à une réunion avec son comité financier, et fronça les sourcils.

Il veut quelque chose de nous, se dit-elle.

Il n’exigera rien. (Elle comprit cela.) Il ne nous menacera pas. Ne nous suppliera pas. Il nous laissera refuser. Il nous laissera nous dérober. Il nous remerciera pour tout ce qu’on a fait, et ses remerciements seront sincères.

Mais Doug ne refusera pas. Doug ne se dérobera pas.

Elle le connaissait assez bien pour le savoir. S’était assez attachée à lui pour cela.

Doug disait : « On devrait peut-être faire une pause déjeuner. » Il regarda Ben d’un air interrogateur. « Et pour vous ? On pourrait vous préparer quelques-uns de ces biftecks. À moins que vous préfériez les manger crus ?

— Merci, répondit Ben, malheureusement, je n’absorbe pas la nourriture de la manière habituelle. » Il désigna sa gorge et sa poitrine. « Je suis toujours en réparation.

— Les steaks ne sont pas pour vous ?

— Oh, ils sont bien pour moi. Et merci. Il faut juste que les cybernétiques les digèrent d’abord à ma place.

— Berk, fit Catherine.

— Désolé que ça vous perturbe. »

C’était le cas, pourtant elle haussa les épaules. « On a nourri ma tante Lacey avec un tube pendant deux ans avant qu’elle meure. J’imagine que ce n’est pas pire, mais je suis désolée pour vous.

— C’est strictement temporaire. Et je ne souffre pas du tout. Allez déjeuner, tous les deux, si vous le souhaitez. Je suis très bien ici.

— D’accord », répondit Catherine, avant d’ajouter doucement : « Mais j’ai moi aussi deux questions à poser.

— Aucun problème.

— Vous nous avez dit que vous étiez une espèce de gardien. De concierge. Vous avez dit qu’on vous avait “recruté”. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire. Quelqu’un a frappé à votre porte pour vous demander de vous engager ?

— J’étais historien professionnel, Catherine. Un bon historien. Un autre gardien a pris contact avec moi, historien lui aussi, qui venait de mon propre futur proche. Considérez-nous comme une guilde. Nous nous recrutons nous-mêmes.

— Ça vous met beaucoup de pouvoir entre les mains. » Gardien est un terme modeste, se dit Catherine, peut-être trop modeste.

« Impossible de faire autrement, expliqua Ben. Les constructeurs des tunnels voyagent dans leur propre passé lointain. Leurs connaissances sur cette époque sont sommaires, c’est pour ça qu’ils sont ici. Les gardiens leur servent de tampon dans un environnement parfois hostile. Nous leur fournissons des documents contemporains et quand, très rarement, ils choisissent de venir en personne nous les aidons à s’intégrer dans la culture contemporaine. Pourriez-vous, par exemple, pénétrer dans un campement d’hommes de Cro-Magnon en espérant passer pour quelqu’un de la tribu ?

— Je vois. Vous étiez d’accord ?

— Quand on me l’a expliqué, oui.

— Juste comme ça ?

— Après un peu d’examen de conscience.

— Mais vous deviez bien avoir une vie à vous. Ça a dû impliquer des sacrifices.

— Pas autant que vous pourriez le croire. J’étais vieux, Catherine. Un vieillard. On est assez doués pour la longévité, à mon époque : j’avais plus d’un siècle. Et je déclinais. Et j’étais très seul. »

Il dit cela avec une mélancolie qui le rendit crédible aux yeux de Catherine. « Ils vous ont rendu la jeunesse ?

— Plus ou moins, dit Ben. Assez pour recommencer ma vie quand je partirai d’ici.

— Vous en avez le droit ?

— Je suis un employé, pas un esclave.

— Donc, ce que vous voulez, présuma Catherine, c’est réparer tous ces dégâts. Remettre le tunnel en état de marche. Et finir par repartir chez vous.

— Voilà.

— C’est possible ? Vous pouvez le retaper ?

— Les cybernétiques réparent autant de dégâts physiques qu’elles peuvent. Ensuite, on pourra fermer la connexion avec Manhattan et l’isoler jusqu’à ce qu’on parvienne à la réparer aussi. Mais ça va prendre du temps. Au moins plusieurs semaines.

— Et d’ici là, comprit Catherine, le problème, c’est Tom Winter.

— Il ne court peut-être pas le moindre danger. Mais ce n’est pas sûr. Les cybernétiques ont essayé de le prévenir, sauf qu’il y avait entre eux une énorme barrière d’informations… je crains qu’elles ne se soient pas montrées très explicites. Il a pu attirer l’attention du maraudeur, ce qui nous met en danger, et s’il n’a pas encore attiré son attention, cela pourrait arriver. »

Catherine se mordit la lèvre. Ils atteignaient le cœur du problème. « Vous voulez qu’on le ramène. »

Ben avait un air très solennel. « Ce n’est peut-être pas possible à ce stade. Les cybernétiques peuvent aider, et fournir une certaine protection contre le maraudeur, mais le danger est évident. Je ne vous demanderai pas d’y aller… ni à l’un ni à l’autre. »