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Vous n’avez pas besoin de demander, pensa Catherine avec tristesse : il lui avait suffi de regarder Doug Archer pour le savoir.

Archer sourit.

« Tom est un enfoiré bien sympathique, dit-il. Je pense pouvoir lui faire ramener son cul ici. »

Doug alla dans la cuisine, laissant Catherine seule avec Ben.

Elle hésita sur le pas de la porte, déconcertée par la patience inexpressive de Ben. « Est-ce nécessaire ? finit-elle par demander. Si vous ne récupérez pas Tom Winter… ce sera la fin du monde ? » Elle ajouta : « Doug risque sa vie, je crois.

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour minimiser les risques. Il en restera. Ce ne sera pas la fin du monde si Tom Winter reste à Manhattan… mais il pourrait y avoir d’autres conséquences que je ne peux pas prévoir. » Il marqua un temps d’arrêt. « Catherine, Doug sait que le passage est ouvert. Vous croyez qu’il n’en approcherait pas si je lui disais de ne pas en approcher ?

— Non… je suppose que non. » Cela lui déplaisait fortement, mais elle comprenait que c’était ce qui se passerait. « Au moins, de cette manière, ça servira à quelque chose. Pas vrai ?

— De cette manière, dit Ben, il reviendra. »

14

Tom dormit trois heures avant de se réveiller aux côtés de Joyce en ayant déjà l’impression de l’avoir perdue.

Il appela Max pour l’avertir de son absence. « Je pourrai peut-être venir samedi pour rattraper.

— T’es malade ou tu te fiches de moi ? s’enquit son patron.

— C’est important, Max.

— Au moins, tu ne me mens pas. Très important ?

— Oui, très.

— J’espère bien. C’est ennuyeux.

— Je suis désolé, Max.

— Occupe-toi vite de ton problème, s’il te plaît. Tu fais du bon boulot. Je n’ai pas envie de roder un nouveau. »

Le problème n’était pas Joyce… mais l’espace entre eux : ce lien fragile, peut-être rompu.

Elle dormait, étendue sur son côté du lit, une main posée sur l’oreiller et les draps de coton emmêlés entre les jambes. Sans ses lunettes, posées sur la caisse orange près du lit, elle semblait nue, sans défense, trop jeune. Tom l’observa du seuil en buvant son café à petites gorgées, jusqu’à ce qu’elle pousse un petit gémissement triste et se retourne.

Il n’avait pas la moindre idée de ce que tout cela pourrait signifier pour elle. D’abord l’intéressante information que l’homme avec qui elle vivait venait du futur… puis une rencontre avec quelque chose d’étrange et de monstrueux sous terre, dans un tunnel. Personne n’était censé vivre de tels moments. Peut-être lui en voudrait-elle à mort. Peut-être aurait-elle raison.

Il ruminait ces pensées quand elle sortit d’un pas mal assuré de la chambre pour venir dans la cuisine s’asseoir à la table à trois pieds. Tom lui servit un café et constata avec soulagement qu’elle le regardait sans haine. Elle bâilla puis repoussa les cheveux qui lui tombaient sur les épaules. « Tu as faim ? » lui demanda-t-il. Elle secoua la tête. « Oh, mon Dieu. Manger ? Pitié, non. »

Pas de haine dans la manière dont elle me regarde, songea Tom, mais quelque chose de nouveau et d’inquiétant : une admiration abîmée, blessée.

Elle sirota son café. Elle annonça devoir chanter ce soir-là dans un café du nom de Mario’s, « mais je ne sais pas si je vais pouvoir affronter ça.

— Foutue soirée », convint Tom.

Elle fronça les sourcils, le regard plongé au fond de sa tasse. « Tout était vrai, hein ? Je n’arrête pas de me dire que j’ai eu une sorte de rêve ou d’hallucination. Sauf que non : si on retournait là-bas, tout y serait encore.

— Exact. Mais on ne devrait pas y retourner.

— Il faut qu’on parle, dit Joyce.

— Je sais. »

Ils sortirent en fin de matinée, dans l’odeur d’asphalte brûlant et de béton grésillant sous le soleil de juillet, pour prendre leur petit déjeuner.

La ville a changé, elle aussi, depuis cette nuit, se dit Tom.

C’était une métropole perdue au fond d’un puits temporel, une cité d’une magie et d’une étrangeté incompréhensibles, souterraine, plus proche de la légende que de la réalité. En lieu et place du monde de déboires et d’erreurs d’appréciation duquel il arrivait, Tom avait trouvé un mini-univers d’optimistes et de romantiques cyniques… des gens comme Joyce, comme Soderman, comme Larry Millstein. Ils affirmaient détester le monde dans lequel ils vivaient, toutefois Tom ne s’y laissait pas prendre. Ils adoraient ce monde avec leur indignation et leur poésie. Ils l’adoraient avec la conviction de leur propre nouveauté. Ils croyaient en un avenir qu’ils ne pouvaient définir, seulement pressentir… se servaient de mots comme « justice » et « beauté », des mots qui trahissaient leur propre optimisme fondamental. Ils croyaient sans honte à la possibilité de l’amour et au pouvoir de la vérité. Lawrence Millstein lui-même y croyait : Tom avait trouvé un carbone d’un de ses poèmes, abandonné par Joyce dans un tiroir de la cuisine : le mot « demain » avait été tapé avec une force intense – « Demain comme un père aime et rassemble ses enfants las » – eh oui, se dit Tom, tu en fais partie, Larry, malgré tes ruminations et ta mauvaise humeur, tu chantes la même chanson. De toutes ces personnes, Joyce était l’incarnation la plus pure, qui gardait les yeux bien fixés sur la méchanceté du monde, mais voyait derrière celle-ci une espèce de salut, un salut restant à découvrir, un millenium submergé montant dans la lumière telle une créature marine.

Tout cela dans cette ville étouffante, sale, souvent dangereuse et complètement miraculeuse, dans cette coquille de nautile d’événements perdus.

Mais j’ai changé cela, se dit Tom.

Je l’ai empoisonné.

Il avait empoisonné la ville avec la quotidienneté, avec l’ennui. D’où l’inéluctable conclusion : s’il restait ici, cela deviendrait simplement l’endroit où il vivait, le journal du matin et les informations télévisées du soir ne seraient plus miraculeux mais prévisibles, aussi ordinaires que le mouvement de ses intestins. Il n’aurait d’autre consolation qu’une fenêtre panoramique et personnelle sur l’avenir, une fenêtre large de trente ans. Et Joyce.

Une consolation bien suffisante, se dit Tom… sauf si je l’ai empoisonnée aussi.

Il s’efforça de se rappeler ce qu’il avait raconté la veille, son récit enivré d’une histoire très simple. Il en avait peut-être trop dit. Il comprenait maintenant ce qu’il aurait dû comprendre alors : il ne lui donnait pas l’avenir, il le volait. Il lui volait le vin de son optimisme, en laissant à la place le vinaigre acide de son propre désenchantement.

Il commanda un petit déjeuner dans un modeste restaurant qui servait des œufs et des hamburgers. « Vous avez l’air fatigués, tous les deux », leur dit Mirabelle, la serveuse noire, qui les connaissait par leurs noms.

« Du café, commanda Tom, et deux de vos pains aux raisins.

— Ce n’est pas ce qu’il vous faut. Il vous faut de quoi vous remettre d’aplomb. Autrement dit, des œufs.

— Si vous m’apportez un œuf, prévint Joyce, je vomis.

— Juste des pains aux raisins, alors ?

— Ça ira très bien, assura Tom. Merci. »

Joyce lui dit : « Je veux être un peu seule, aujourd’hui.

— Je peux comprendre ça.

— C’est gentil. Tu es quelqu’un de très prévenant, Tom. Il y a beaucoup de gens comme toi là d’où tu viens ?

— Sans doute pas assez.