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Et peut-être n’aurait-il pas dû, peut-être aurait-il mieux fait de baiser des fantômes. Il essaya de se rappeler pourquoi il était venu là et ce à quoi il s’était attendu. À un terrain de jeux : Joyce pouvait avoir raison sur ce point. Les années 1960 – la décennie légendaire – avaient pris fin peu après ses onze ans. Il avait grandi en croyant avoir raté quelque chose d’important, même s’il ne savait jamais vraiment quoi… tout dépendait de votre interlocuteur. Une époque merveilleuse ou terrible. Celle où on avait combattu au Vietnam ou contre la guerre au Vietnam. Où les drogues étaient bonnes ou pas. Où on ne risquait pas la mort en couchant avec quelqu’un. Une décennie où « la jeunesse » comptait ; lorsque Tom arriva à l’adolescence, ces mots avaient perdu une partie de leur glamour.

Peut-être s’était-il attendu à un assortiment de toutes ces merveilles, servi avec une garniture d’invulnérabilité et de sagesse personnelle. Une grande pièce de théâtre de fantômes où il serait à la fois le public et l’acteur.

Mais Joyce avait rendu cela impossible.

Il était venu là en manque d’amour – d’une grâce salvatrice –, mais l’amour était impossible dans le terrain de jeux. L’amour était un autre paysage. Il impliquait le chagrin, le temps et la vulnérabilité. Il rendait trop réels tous les accessoires et les décors : la guerre, réelle, la mort aussi, tout comme les espoirs investis et les causes perdues.

Comme il aimait Joyce, il s’était mis à voir le monde de la même manière qu’elle : non comme le Kodachrome aux couleurs vives d’une vieille carte postale, mais dense, substantiel, chargé d’autres significations.

Il leva les yeux vers l’horizon, où la brume brûlante posée sur la ville avait commencé à monter dans un ciel d’un bleu triste.

Il dîna dans une cafétéria et se rendit au Mario’s, un café au sous-sol d’une librairie, avant l’heure prévue pour le concert de Joyce. La « scène », une plateforme de bois d’œuvre recouverte de panneaux de contreplaqué, contenait une chaise à dossier en rotin et, relié à un haut-parleur, un microphone sur un pied au chrome piqueté de rouille… micro qui n’avait rien d’indispensable dans une salle de cette taille. Tom choisit une table près de la porte.

Un sourire nerveux aux lèvres, Joyce sortit de l’ombre avec sa Hohner à douze cordes. Un accès de vanité l’avait poussée à laisser ses lunettes dans les coulisses, ce qui rendit Tom un peu jaloux : il ne la voyait jamais sans ses lunettes, à part au lit. Sans elles, Joyce présentait sous les feux de la rampe un visage quelconque, ovale, plus ou moins aux yeux de hibou. Elle cligna des yeux face au public et rapprocha le microphone de la chaise.

Elle commença sans trop d’assurance, en se laissant porter par la guitare… plus sûre de ses doigts que de sa voix. Le public se tut pendant qu’elle jouait quelques accords et progressions harmoniques, en s’interrompant à un moment pour régler une corde. Tom ferma les yeux pour mieux apprécier le son riche de la Hohner.

« Voici une vieille chanson », annonça Joyce.

Elle chanta « Fannerio », et Tom sentit la pénétrante dissonance du temps et du temps : il voyait là une femme aux cheveux longs en train de jouer des ballades folks dans un café de Greenwich Village, image qu’il associait à des films au technicolor passé, à des pochettes de disques délaissées dans les vide-greniers, à de vieux numéros de Life tombant en poussière. C’était un cliché, de surcroît d’une douloureuse naïveté. C’était désuet.

Mais c’était Joyce, qui aimait ces paroles et ces mélodies.

Elle interpréta « The Bells of Rhymney », « Lonesome Traveler » ainsi que « Nine Hundred Miles ». Elle chanta d’une voix franche, concentrée, et parfois d’une tristesse inconsolable.

Larry a peut-être raison, se dit Tom. On les aime pour leur bonté, qu’on leur arrache ensuite.

Que lui avait-il donné, après tout ?

Un futur dont elle ne voulait pas. Une soirée d’horreur absolue dans un trou sous Manhattan. Un fardeau de questions auxquelles on ne pouvait répondre.

Il était entré dans sa vie comme une ombre, comme l’Esprit de Noël à Venir[6], son doigt osseux désignant une tombe.

Il voulait son optimisme, son intensité et sa bienveillance acharnée, parce que lui-même n’avait rien de tout cela… parce qu’il avait égaré ces choses dans son propre et inaccessible passé.

Elle chanta « Maid of Constant Sorrow » sous un projecteur bleu, seule sur la scène minuscule.

Tom pensa à Barbara.

Les applaudissements furent généreux, un chapeau circula, Joyce salua d’un geste et se fondit à nouveau dans l’ombre. Tom passa derrière la scène, où la jeune femme, le visage morne, refermait l’étui de sa Hohner.

Elle leva les yeux vers lui. « Le gérant m’a dit que Lawrence avait appelé.

— Ici ?

— Apparemment, il nous cherche depuis ce matin. Il veut qu’on aille chez lui, et il paraît que c’est urgent. »

Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir d’urgent ? « Il est peut-être saoul.

— Peut-être. Mais ça ne lui ressemble pas d’appeler ici. Je pense qu’on devrait y aller. »

Ils quittèrent le café, Joyce sortant la première d’un pas rapide, visiblement soucieuse. Davantage perplexe qu’inquiet, Tom la laissa toutefois donner l’allure.

Ils ne perdirent pas de temps. De toute manière, ils arrivèrent trop tard.

Il y avait foule dans la cage d’escalier, ainsi qu’une sirène au loin… et du sang, du sang dans le couloir, du sang qui se répandait par la porte de l’appartement de Millstein, une quantité ahurissante de sang. Tom essaya de retenir Joyce, mais elle se dégagea en appelant Lawrence d’une voix déjà pleine de larmes.

15

Sur le qui-vive, son armure à puissance maximale, Billy repéra la luminescence bleue éparpillée sur la porte de l’appartement et régla ses optiques sur large bande. Son cœur battait dans sa poitrine comme une superbe machine et ses pensées coulaient, rapides et ingénieuses.

Il n’y avait personne dans le couloir. Outre des odeurs de chou, de poudre anticafards et de linoléum moisi, l’équipement sensitif très fin de Billy enregistra le motif floral du papier peint défraîchi ainsi que le léger bruit et la pression de ses pieds sur le sol.

Il brûla la serrure de la porte au laser digital avant de franchir le seuil à une vitesse qui, au grincement qu’ils produisirent, sembla surprendre les gonds.

Il referma la porte derrière lui.

C’était un appartement long et rectangulaire, avec une porte ouverte, apparemment celle de la cuisine, et une autre, fermée, donnant sans doute sur une chambre. Tout au bout du rectangle, une fenêtre montrait la silhouette nocturne des cheminées de la Consolidated Edison sur la 14e Rue derrière un rideau de grosse toile retenu par une embrasse fixée à un clou. Des étagères de livres recouvraient le mur sur la gauche.

La pièce était vide.

Billy resta un instant immobile, silencieux, l’oreille tendue.

Il n’y avait personne dans la cuisine non plus… mais il entendit un léger frottement dans la chambre.

Il franchit cette porte en souriant et avec tout autant d’efficacité que la précédente.

C’était une pièce plus petite et encore plus miteuse, aux murs blanc sale et nus, à l’exception de la reproduction, parue dans un magazine et présentée dans un cadre grossier, d’une peinture abstraite. Le lit se réduisait à un matelas posé à même le sol. Un homme s’y trouvait allongé.

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6

Dans Un chant de Noël de Ch. Dickens, histoire connue de tout le monde anglo-saxon, un vieil avare est visité par trois esprits, celui des Noëls passé, présent et à venir. Ce dernier reste muet et on ne voit de son corps, dissimulé sous une robe noire, qu’une main au doigt tendu.