Billy cessa de sourire, car ce n’était pas celui qu’il avait suivi depuis Lindner’s.
Grand, la poitrine bombée, l’homme remonta d’un coup le drap de coton sur son corps nu en regardant avec stupéfaction Billy dans le noir.
« Mais vous êtes qui, bordel ? demanda-t-il.
— Debout », intima Billy.
L’autre ne se leva pas.
Il ne sait pas ce que je suis, s’aperçut Billy. Il me prend pour un vieillard avec de grosses lunettes de protection. Il fait nuit, il ne voit pas très bien. Il me prend peut-être pour un voleur.
Billy corrigea cette impression en pratiquant au laser un trou dans le matelas près du bras gauche et tendu de l’homme nu. Un trou large et profond, qui puait le kapok et le coton calcinés, mais aussi la fumée cireuse venue du parquet en dessous, un trou noir dont les bords commencèrent aussitôt à brûler. L’homme nu glapit avant d’étouffer les flammes sous sa couverture. Il leva ensuite les yeux vers Billy, qui se réjouit d’y lire de la peur. Le genre de peur qui rendait servile, malléable, pas encore la panique qui rendait imprévisible.
« Lève-toi », répéta Billy.
Debout, l’occupant des lieux paraissait grand, bien que trop maigre. Son collier de barbe, le renflement de ses côtes et l’évasement visible de ses os iliaques déplurent à Billy. Son pénis et son scrotum ratatiné, pitoyables, pendaient entre ses jambes.
Billy s’imagina détruire par le feu ce sac de chair, modifier l’homme à peu près de la manière dont les médecins de l’infanterie l’avaient lui-même modifié… ce n’était toutefois pas une bonne stratégie.
« Où est la personne qui vit ici ? » demanda Billy.
L’homme nu déglutit à deux reprises avant de répondre : « C’est moi qui vis ici. »
Billy s’approcha du mur pour actionner l’interrupteur. La lumière jaillit d’une ampoule de soixante watts accrochée par un cordon noué et autour de laquelle dansait la fumée dégagée par le matelas brûlé. Les optiques de Billy s’adaptèrent aussitôt à cette nouvelle luminosité en réduisant l’amplification. L’homme nu cligna et plissa des yeux.
Il regarda Billy. « Mon Dieu, finit-il par dire. Vous êtes quoi ? »
Billy savait qu’il s’agissait d’une question posée par réflexe et qui ne demandait aucune réponse. « Dis-moi ton nom.
— Lawrence Millstein.
— Tu travailles dans une boutique appelée Lindner’s Radio Supply ?
— Non. »
C’était exact. Billy l’entendit dans le frémissement de sa voix, dans les harmoniques de sa peur.
« Tu vis seul, ici ?
— Oui. »
Là encore, c’était la vérité.
« Un type est venu ici depuis Lindner’s, dit Billy. Tu connais quelqu’un qui y travaille ?
— Non. »
Il avait menti, cette fois, et Billy réagit aussitôt : il réduisit le rayon de son arme de poignet avec lequel il trancha l’index gauche de Lawrence Millstein au niveau de la dernière phalange. L’homme resta un moment interdit sans comprendre jusqu’à ce que son cerveau enregistre la douleur et la puanteur de sa chair brûlée. Il baissa alors les yeux vers sa main blessée.
Ses genoux se dérobèrent et il retomba sur le matelas abîmé.
« Tu connais le type dont je parle, affirma Billy d’un ton de reproche.
— Oui, haleta Millstein.
— Parle-moi de lui. »
La situation rappela à Billy son séjour en Floride, longtemps auparavant, dans le futur, et la femme qui était morte là-bas.
Ces souvenirs lui revinrent tandis qu’il obligeait Lawrence Millstein à parler.
Billy se souvint de l’éclat de verre et du nom de la femme, Ann Heath, ainsi que de la manière dont elle se l’était répété, Ann Heath, Ann Heath, le visage et la gorge ensanglantés, le plastron de son chemisier trempé de sang comme un bavoir rouge vif.
En compagnie de ses camarades Hallowell et Piper, il avait quitté les ruines de Miami pour partir vers le nord-ouest, talonné par une violente tempête. Une embuscade les avait séparés de leur section, et confrontés à une puissance de feu supérieure, les trois soldats s’étaient repliés dans un dédale de résidences suburbaines et de casemates d’habitation aveugles fouettées par un torrent d’air océanique déchaîné, le baromètre, déjà bas, continuant à baisser. À l’est, des éclairs illuminaient la nuit sur l’horizon, où une muraille de nuages tournait autour du vide terrible en son centre. Ils coururent sans beaucoup parler. Ils avaient abandonné tout espoir de trouver un territoire amical… ils cherchaient juste à s’éloigner des insurgés avant de devoir s’abriter.
Quand ils virent la maison, Billy avait pris l’habitude de sentir le vent comme un poing dans son dos.
Elle ressemblait à toutes celles de cette rue vide et jonchée d’ordures : un bunker peu élevé du genre que les publicités affirmèrent « étanche » après les premières catastrophes dans la Zone. Bien entendu, elle ne l’était pas. Mais son toit était intact, les murs semblaient à la fois sûrs et défendables, et la construction devait avoir essuyé un grand nombre de tempêtes sans vraiment de dégâts. Elle était entière : c’est ce qui attira l’attention de Billy.
En général, personne n’habitait plus ces constructions, mais la présence de squatters restait toujours possible, si bien que Frère Hallowell, un grand gaillard à la large poitrine sous son armure, franchit d’un bond le grillage pour passer par-derrière tandis que Billy et Frère Piper lançaient une grenade offensive par l’étroite barbacane d’observation près de la porte. Billy sourit quand la porte s’ouvrit d’un coup, laissant de grosses volutes de fumée blanche sortir dans la pluie. Il entra, sentit ses optiques s’ajuster à l’obscurité et sortit un mini-extincteur de sa ceinture pour éteindre la moquette en feu. « Je vais m’occuper de la porte de derrière pour Frère Hallowell », dit Frère Piper, qui se dirigea vers le fond de la demeure tandis que Billy protégeait l’entrée des bourrasques de pluie en se disant qu’il serait vraiment agréable de passer une nuit au sec… mais les choses devinrent ensuite très vite étranges. Frère Piper poussa un cri incompréhensible et Frère Hallowell frappa à la porte de derrière, pendant que des vagues d’insectes mécaniques se déversaient des murs, de cachettes dans les plaques de plâtre, de caisses et de boîtes que Billy avait pris pour des déchets de squatters… des milliers de créatures comme des joyaux brillants dans lesquels il peina à reconnaître des objets mécaniques. Frère Piper hurla lorsqu’elles grouillèrent sur ses jambes. Billy avait entendu parler d’armes brésiliennes importées par les insurgés, de minuscules robots venimeux de la taille de mille-pattes, aussi s’empara-t-il d’instinct du tueur de machines à sa ceinture : une bombe à impulsion de la taille d’une noix, qu’il arma et lança sur le mur opposé où elle explosa avec une onde de choc limitée, en générant toutefois une vague de rayonnement électromagnétique assez puissante pour surcharger tout ce qui se trouvait à proximité. Même l’armure de Billy, pourtant blindée contre de telles impulsions, sembla hésiter et s’alourdir, ses optiques s’obscurcirent et lui affichèrent des chiffres fantaisistes pendant une seconde entière. Lorsqu’il recouvra complètement la vue, plus aucun bruit ni aucun mouvement ne provenait des insectes mécaniques. Frère Piper secouait la jambe en une danse effrénée pour les en faire tomber. Puis Frère Hallowell, leur officier, arriva de l’arrière en disant : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’ai dû utiliser deux bombes à impulsion rien que pour arriver ici, et j’en ai balancé une troisième en bas… dans une grande cave. Frère Billy, tu sais ce que c’est, ces petits insectes ? »