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Bien entendu, la fiabilité de Tony était, elle, indiscutable. À la mort de leurs parents, Tony avait misé sa part de l’héritage sur un partenariat dans une concession automobile de Commercial Road. L’investissement n’avait pas été simplement financier : Tony y avait consacré beaucoup de temps et d’efforts, sacrifié beaucoup de plaisirs. Cet investissement avait payé, rapportant des sommes assez coquettes pour que Tom se demande parfois s’il n’avait pas fait preuve de frivolité avec son propre usage du même héritage – pour ses études d’ingénieur, et maintenant la maison. Qu’est-ce que cela lui avait rapporté ? Un divorce et un métier de vendeur de voitures.

Il n’était d’ailleurs même pas vendeur. « Pour le moment », dit Tony en emportant les biftecks dans la salle à manger pour les poser sur la table… et en abordant enfin le sujet, « tu n’es rigoureusement rien de plus qu’un coursier, un petit employé, une racoleuse. Tu ne t’occuperas de vendre que lorsque le gérant te décrétera prêt. Loreen ! On a faim ! Où est cette fichue salade ? »

Loreen apporta docilement de la cuisine un saladier en cristal taillé rempli de laitue iceberg et romaine, de champignons et de morceaux de tomates, avec une cuiller et une fourchette en bois. Elle posa le saladier avant d’aller installer Tricia dans une chaise haute pendant que Barry tirait sur sa robe. Tony s’assit et se servit en thé glacé à l’aide d’une carafe constellée de gouttes de condensation. « Les biftecks ont l’air délicieux », assura Loreen.

Pendant qu’ils mangeaient la salade, Tom ne cessa de se demander ce que pouvait bien être une « racoleuse ». Loreen nourrit Tricia avec de la purée de pois en pot, puis s’excusa le temps de transférer le bébé dans son parc. Barry ne voulut pas de sa viande même quand sa mère la lui eut coupée, aussi lui prépara-t-elle un sandwich au beurre de cacahouètes avec lequel elle l’envoya dans le jardin. Lorsqu’elle se rassit enfin, son propre bifteck ne pouvait être que complètement froid : Tony venait de terminer le sien.

Une racoleuse, lui expliqua Tony, était un vendeur débutant, que les employés plus expérimentés de la concession considéraient en général comme une plaie. Tony secoua la tête. « En fait, dit-il, ça me vaut déjà des critiques. Bob Walker, le coproprio, n’était pas du tout d’accord pour que je t’offre ce boulot. Il a parlé de népotisme et il trouve que ça craint franchement. Et il n’a pas tort, parce que ça pose un problème au directeur commercial. Il sait que tu es mon frère, donc il se demande s’il te gère en prenant des gants, ou comme les autres employés.

— Je ne veux pas de traitement de faveur, affirma Tom.

— Je sais bien ! C’est évident ! Tu le sais, et moi aussi.

N’empêche que j’ai dû aller voir Billy Klein, le directeur commercial, tu feras sa connaissance demain, j’ai dû aller le voir pour lui dire : Hé, Billy, fais juste ton boulot. S’il merde, préviens-le. Si ça ne marche pas, préviens-moi. Ce n’est pas mon protégé. Je veux qu’il donne le maximum.

— Ça va sans dire », assura Tom en inspectant les restes graisseux de bifteck dans son assiette.

« En fait, il y a deux points que je tiens à préciser, poursuivit Tony. Le premier est que si tu merdes, ça me retombe dessus. Alors je te le demande comme une faveur : ne merde pas. La seconde est que Billy a toute liberté en ce qui me concerne. À partir de maintenant, tu dépends de lui. Je ne fais pas son travail et je ne m’occupe pas de toi. Et il n’est pas toujours facile à contenter. Franchement, il ne te pisserait pas dans la bouche si tu avais les tripes en feu. Si ça marche, super, sinon… merde, pourquoi tu souris ?

— Pisser dans ta bouche si tu avais les tripes en feu ?

— C’est une expression familière. Nom de Dieu, Tom, ce n’est pas censé être drôle !

— Barbara aurait adoré. »

Barbara l’aurait répété pendant des semaines. Un jour, durant une conversation téléphonique, Tony avait parlé du temps « froid comme les mamelles d’un singe en cuivre ». Barbara avait ri au point de devoir passer le combiné à Tom. Celui-ci avait patiemment expliqué qu’elle venait d’avaler son chewing-gum.

Mais Tony ne riait pas. Il s’essuya la bouche avec sa serviette, qu’il reposa d’un geste brusque sur la table. « Si tu veux ce boulot, tu ferais mieux de penser un peu plus à ton avenir et un peu moins à la hippie écervelée avec laquelle tu étais marié, d’accord ? »

Tom rougit. « Ce n’était pas une…

— Non ! Épargne-moi le plaidoyer passionné. C’est elle qui s’est tirée avec son petit copain de vingt ans. Elle ne mérite pas ta loyauté et, merde, s’il y a une chose de sûre, c’est que tu ne lui en dois aucune.

— Tony », intervint Loreen. Son ton suppliait : S’il te plaît, pas ici.

Barry, le garçonnet de cinq ans, était revenu du jardin et, une main pleine de beurre de cacahouètes posée sur le buffet, observait les adultes d’un air aussi solennel que captivé.

Tom chercha désespérément une réponse, quelque chose de féroce et de définitif, et fut stupéfait de n’en trouver aucune.

« C’est un nouveau monde, dit Tony. Il faut t’y habituer.

— Je vais servir le dessert », annonça Loreen.

Après le dîner, Tony alla coucher Barry et lui lire une histoire. Tricia dormait déjà dans son berceau, aussi Tom put-il s’asseoir avec Loreen dans la cuisine en train de refroidir. Il offrit d’aider à la vaisselle, mais sa belle-sœur le chassa : « Je les rince juste pour plus tard. » Il s’assit donc au grand étal de boucher servant de table pour regarder par la fenêtre l’eau sombre de la baie, où les feux des voiliers de plaisance montaient et descendaient dans la houle.

Loreen s’essuya les mains à un torchon à vaisselle avant de s’installer en face de lui. « La vie n’est pas si mauvaise », lança-t-elle.

Tom la dévisagea longuement. Avec son débit traînant hérité de son enfance dans la vallée de l’Ohio, Loreen était coutumière de ce genre de déclarations de but en blanc. Elle voulait parler de sa vie ici, sa vie avec Tony : pas si mauvaise que ça.

« Je n’ai jamais dit le contraire, lui assura Tom.

— Non. Mais je le vois bien. Je sais ce que Barbara et toi pensez de nous. » Elle lui sourit. « Ne sois pas gêné. Je veux dire, autant en parler. C’est pas mal, de parler.

— Vous avez une bonne vie ici.

— Oui. En effet. Et Tony est quelqu’un de bien.

— Je sais, Loreen.

— Mais on n’a rien de spécial. Tony ne l’admettrait jamais, bien entendu. Mais c’est la vérité. Tout au fond de lui, il le sait. Et peut-être que ça le rend parfois un peu vache. Et peut-être que moi, je le sais, et que ça me rend un peu triste… pendant quelque temps. Mais je m’en remets.

— Vous n’êtes pas ordinaires. Vous avez tous les deux beaucoup de chance.

— On a de la chance, mais on est ordinaires. En fait, Tom, ce qui est dur, c’est que Barbara et toi étiez spéciaux. Ça m’a toujours fait plaisir de vous voir ensemble. Parce que vous étiez spéciaux et que vous le saviez. La manière dont vous vous souriez et dont vous vous exprimiez. Les choses dont vous parliez. Vous discutiez du monde, tu sais, de la politique, de l’environnement, peu importe, vous en parliez comme si c’était important. Comme si c’était à vous personnellement d’agir dans ce domaine. La vie me paraissait toujours un peu plus intéressante avec vous.

— Je suis très touché. » Contre toute attente, Tom lui était en fait reconnaissant d’avoir dit cela… d’avoir reconnu ce que Barbara avait signifié pour lui.