Difficile de le nier. « Doug et Catherine…
— Ont proposé leur aide. Ils sont armés et savent comment réagir si une alarme se déclenche. »
Il posa la question essentielle. « Et Joyce ?
— Joyce a du mal à s’adapter. Elle a subi beaucoup de choses. Mais elle a proposé son aide dès qu’elle a compris la situation.
— Autant arriver à l’unanimité », dit Tom.
Il trouva Joyce sur une chaise de jardin à l’arrière, en train de lire le journal de Seattle à l’ombre des grands pins.
C’était une journée fraîche pour un mois d’août, avec une légère brise d’ouest. L’air apportait l’odeur de sève de pin et celle de l’océan au loin, ainsi qu’un soupçon d’amertume en provenance de l’usine de papier. Tom s’immobilisa quelques instants, autant pour savourer la scène que pour ne pas déranger la jeune femme.
Il se demanda de quoi parlaient les gros titres. Ce n’était pas tout à fait le présent, pas exactement l’avenir : Tom était arrivé là par un chemin tortueux, une route trop complexe pour avoir une signification linéaire. Peut-être un nouveau pays avait-il été envahi, ou un autre pétrolier s’était-il échoué.
Elle leva les yeux de la page rédactionnelle et le vit qui l’observait. Il la rejoignit de l’autre côté de la pelouse.
Elle était un anachronisme vivant, avec ses lunettes bigarrées et ses cheveux raides. Elle lui parut superbe, à l’ombre de ces grands arbres.
Avant qu’il puisse formuler une phrase, elle dit : « Je m’excuse de m’être comportée de cette manière. J’étais fatiguée, la mort de Lawrence m’avait bouleversée et je ne savais pas quel apport tu avais avec ça. Ben m’a tout expliqué. Et merci de m’avoir emmenée ici.
— Où tu n’es pas aussi hors de danger que je le pensais.
— Bien assez. Je ne m’inquiète pas. Comment ça va, ton épaule ?
— Plutôt bien. Les infos te plaisent ?
— Je me persuade que c’est vrai. J’ai un peu regardé la télé, aussi. Cette chaîne d’informations satellite, là, comment s’appelle-t-elle déjà ? CNN. » Elle replia le journal et se leva. « Tom, on peut aller marcher un peu ? Les bois sont jolis… Doug m’a dit qu’il y avait des sentiers.
— Ce n’est pas gênant qu’on quitte la maison ?
— D’après Ben, ça ne pose aucun problème.
— Je connais un endroit », dit Tom.
Il l’emmena par le sentier que Doug Archer lui avait montré quelques mois plus tôt. Ils passèrent devant le bûcher couvert de mousse – sa porte béait et une nuée de moucherons flottait à l’intérieur – puis montèrent à flanc de coteau jusqu’à l’endroit rocheux et dégagé d’où le terrain descendait en pente jusqu’à l’océan.
Celui-ci traçait un horizon derrière Belltower et le panache qui sortait de l’usine. Dans la quiétude de l’après-midi, Tom entendit le jacassement des étourneaux en train de tourner au-dessus de leurs têtes et le bruit de ferraille d’un camion sur la nationale.
Joyce s’assit, les bras autour des genoux, sur un promontoire rocheux. « Joli coin. »
Il hocha la tête. « C’est loin des infos. » Loin de 1962. Loin de New York. « Comment trouves-tu le futur ? »
La question était moins innocente qu’il n’y paraissait. Elle répondit lentement, d’un ton pensif. « Pas aussi tape-à-l’œil que je m’y attendais. Plus laid que j’aurais cru. Plus pauvre. Plus méchant. Plus myope, plus égoïste, plus désespéré. »
Tom hocha la tête.
Elle fronça les sourcils dans le soleil. « Plus pareil que j’aurais cru.
— C’est à peu près ça.
— Mais pas aussi mauvais qu’il en a l’air.
— Ah bon ? »
Elle secoua la tête avec vigueur. « J’en ai discuté avec Ben.
Les choses changent. Il m’a dit qu’il se passait des choses ahurissantes en Europe. Les deux prochaines décennies vont être plutôt délirantes. »
Tom en doutait. Il avait vu la place Tian’anmen à la télévision durant le printemps. De gros chars. Des gens fragiles.
« Tout change, insista Joyce. La politique, l’environnement… le temps. Il dit qu’on vit sur le seul continent où l’autosatisfaction reste possible, et que ça ne durera plus très longtemps. Hélas pour nous.
— Oui, j’imagine. Il t’a dit quoi, que l’avenir était une espèce de paradis ?
— Non, non. Les problèmes sont énormes, effrayants. » Elle leva les yeux, écarta les cheveux qui lui tombaient sur le nez. « L’homme qui a tué Lawrence, lui aussi fait partie du futur. Toutes ces horribles choses. La conscription, la famine et de stupides petites guerres.
— C’est ça qu’il faut qu’on attende avec impatience ?
— Peut-être. Pas forcément. Ben vient d’une époque qui voit tout ça comme une espèce de folie. Mais le fait est, Tom, que c’est le futur… ça ne s’est pas encore produit et ça ne se produira pas forcément, du moins pas de cette manière.
— Ce n’est pas logique, Joyce. Le maraudeur vient de quelque part. On ne peut pas le faire disparaître d’un coup de baguette magique.
— Il existe bel et bien, concéda Joyce. Mais d’après Ben, quelqu’un qui voyage dans le passé court le risque de perdre l’endroit qu’il a quitté. Ben le court aussi. Si les choses se passent différemment, il pourrait se retrouver orphelin… s’apercevoir en rentrant chez lui que son chez-lui n’est plus là, du moins pas comme dans son souvenir. Ce n’est pas probable, mais pas impossible non plus.
— Le futur est donc inconnaissable.
— Pour moi, l’avenir ressemble à un grand bâtiment dans le brouillard : tu sais qu’il est là, tu peux le retrouver à tâtons, mais tu ne peux pas trop savoir où tant que tu ne l’as pas à portée de main.
— Ça nous laisse plus ou moins dans le noir, fit remarquer Tom.
— L’endroit où on se trouve est toujours le présent et on n’a jamais rien d’autre, en fait… je ne pense pas qu’il faille s’en plaindre. Ben dit que la seule manière de posséder le passé est de le respecter… de ne pas le transformer en quelque chose de désuet, de risible, de pastel ou d’aigre-doux. C’est un endroit réel où vivent des personnes réelles. Et l’avenir est réel parce que nous le construisons à partir d’heures et de jours réels. »
Pas de monde en dehors du monde, se dit Tom.
Pas d’Éden, pas d’Utopie, seulement ce qu’on peut toucher et le fait de le toucher.
Il prit la main de Joyce. Elle regardait l’océan, derrière les cimes des pins et la ville au loin. « Je ne peux pas rester ici, dit-elle. Il faut que je rentre. »
« Je ne sais pas si je peux t’accompagner.
— Je ne sais pas si j’en ai envie. »
Elle se leva et Tom la trouva superbe, avec le soleil de l’après-midi dans les cheveux.
« Hé, dit-elle, ne me regarde pas comme ça. Ce n’est que moi. Une petite paumée de Minneapolis. Sans rien de spécial. »
Il secoua la tête sans rien dire.
« J’étais un fantôme pour toi, dit-elle. Un fantôme d’une idée de ce à quoi la vie ressemblait ou pourrait ressembler, ou de ce que tu en attendais. Sauf que je ne le suis pas. Mais ce n’est pas grave. Peut-être étais-tu toi aussi un fantôme. De ce que je pensais trouver à New York. Quelqu’un d’à la fois mystérieux, sensé et un peu farouche. Eh bien, ce sont des circonstances très étranges. Mais nous voilà, Joyce et Tom, un couple de personnes assez ordinaires.