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— Pas tant que ça.

— On se connaît à peine.

— Ça pourrait changer.

— Je ne sais pas, dit Joyce. Je ne suis pas sûre. »

Ces quelques dernières heures – avant l’attaque du maraudeur ou la réparation de la machine temporelle, quelle que soit l’apocalypse qui se produirait la première – furent une sorte d’été indien.

Archer alla en voiture au Burger King sur la nationale leur chercher à dîner. Ils mangèrent sur la pelouse à l’arrière dans la lumière oblique du soleil : Ben assurait que les alarmes sonneraient s’il se passait quoi que ce soit à l’intérieur.

Ben, qui ne mangea pas de nourriture préparée, fut une présence avunculaire en bordure du festin. De temps en temps, il sautillait jusqu’à la clôture de séquoia où il avait délimité un rectangle allongé avec de la ficelle. L’année était trop avancée pour commencer un jardin, dit-il, mais c’est là qu’il faudrait en faire un. Tom se demanda, sans toutefois poser la question, s’il avait prévu d’en commencer un l’année suivante ou s’il espérait que quelqu’un d’autre le ferait.

Dans la soirée, Archer emmena Tom au sous-sol… ou ce qu’il en restait. La fausse cloison devant le tunnel avait complètement disparu, de même qu’un des murs de soutènement… mettant à nu une couche de ce qui devait être des mécanismes : des cristaux pâles bleu et blanc grouillant de cybernétiques. C’était le cœur fonctionnel du terminal temporel que les insectes mécaniques, supposa Tom, s’activaient à réparer. À intervalles réguliers, des étincelles brillantes jaillissaient.

« On est engagés dans une course contre la montre, expliqua Archer. Plus ce fils de pute à Manhattan se tourne les pouces, plus on aura de chances de le bloquer complètement.

— Combien de temps avant de terminer tout ça ?

— Pas beaucoup, d’après Ben. Peut-être vingt-quatre heures. Tiens…» Il ouvrit un tiroir sous l’établi : l’établi sur lequel Tom travaillait le bois, celui qu’il avait apporté de Seattle. « Ben dit que tu devrais en avoir un. »

Archer lui tendit un pistolet laser.

Aucun doute possible, se dit Tom, c’est bien un pistolet laser. Il pesait environ cinq cents grammes. Il était fait de polystyrène rouge et noir, avec les mots SOLDAT DE L’ESPACE marqués au stencil sur le côté.

Il regarda l’arme, puis Archer.

« Il fallait bien qu’on les construise à partir de quelque chose, s’excusa celui-ci. J’en ai acheté un lot au K-Mart du centre commercial de Pinetree. Les insectes mécaniques les ont modifiés. »

La détente semblait en métal inoxydable, et la gueule présentait une bosse transparente façonnée avec trop de délicatesse pour être assortie au reste du jouet. « Tu veux dire que ce truc marche ?

— Il projette une pulsation concentrée qui pourrait peut-être ralentir plus ou moins l’armure du monsieur. Sers-t’en, mais ne compte pas dessus. On en a tous un.

— Nom d’un chien, Doug. SOLDAT DE L’ESPACE ? »

Archer sourit. « Ça fait plutôt cool, tu ne trouves pas ? »

Quand ils remontèrent au rez-de-chaussée, le soleil se couchait sur l’océan et Catherine avait allumé dans le salon.

Tom aida Archer à rentrer les assiettes du dîner, restées sur la pelouse. Le ciel était d’un profond bleu vespéral, les étoiles avaient fait leur apparition et on entendait les grillons.

Archer hésita un moment tandis que l’atmosphère se rafraîchissait.

« Tout va être différent quand ce sera terminé, dit-il. On va se retrouver d’un coup hors champ. De simples spectateurs. Mais on a fait quelque chose d’extraordinaire, non, Tom ? On a fait une grande balade dans le passé. Imagine ça. J’ai marché dans ces rues, en 1962, bon Dieu, j’entrais à l’école maternelle de Pine Balm ! Hé, Tom, tu sais ce qu’on a fait ? On est allés tout droit voir ce connard de Temps pour lui balancer un bon coup de pied dans les bijoux de famille. »

Tom ouvrit la moustiquaire et retrouva la chaleur de la cuisine. « Espérons qu’il ne nous rendra pas la pareille. »

Archer et Catherine partagèrent un matelas dans la chambre d’amis. Ben passa la nuit au sous-sol… où il dormit, si toutefois il dormit.

Joyce, qui avait passé les deux nuits précédentes sur le canapé du salon, vint ce soir-là dans le lit de Tom avec ce qu’il pensa être un mélange de gratitude et de doute.

Lorsqu’il pivota pour lui faire face, elle ne se détourna pas.

Ce fut une nuit chaude de l’été 1989, avec un ciel dégagé sur la plus grande partie du continent, des océans calmes, le monde au bord de quelque chose, se dit Tom, de quelque chose qui n’est pas encore explicite, un frisson de possibilités à la fois sinistre et radieux. Joyce avait la peau douce et elle accepta son baiser avec un enthousiasme qui pouvait tout autant être accueil qu’adieu.

Minuit passa dans le noir, une heure puis une autre.

Ils dormaient quand les alarmes se déclenchèrent.

18

Au milieu de la nuit, Amos Shank, qui, âgé de quatre-vingt-un ans, était venu de Pittsburgh faire publier sa poésie et vivait depuis quinze ans au milieu du plâtre taché et du papier peint décollé de cet appartement miteux, se releva, toujours plongé dans des rêves de Zeus et de Napoléon, pour aller se soulager.

Sur le chemin de la salle de bains, dans la lumière crue des deux lampadaires de soixante watts qu’il laissait allumés en permanence, il passa devant son bureau, devant des rames de papier de bonne qualité, des crayons taillés et des livres à reliure de cuir. Le crépitement de l’eau dans la cuvette de porcelaine lui sembla creux et sinistre : l’appel pressant de la mortalité. Il poussa un soupir, remonta son boxer-short et repartit vers son lit, qui se dépliait à partir du canapé, circonvolution de nuit à l’intérieur de la journée. Il marqua un temps d’arrêt à la fenêtre.

Un jour, il avait vu la Mort dehors, dans la rue. Il eut soudain très peur de la revoir s’il regardait par la fenêtre. Il avait d’ailleurs veillé plusieurs nuits d’affilée, s’abîmant le sommeil en vain. Il était tiraillé entre la tentation d’oublier et celle de regarder.

Il ouvrit le store pour jeter un coup d’œil dans la rue.

Vide.

Amos Shank tira sa chaise de bureau près de la fenêtre et nicha son arrière-train osseux dessus.

Plus il vieillissait, plus ses os semblaient lui saillir du corps.

Tout lui devenait inconfortable. Plus aucun endroit où se reposer. Il laissa un bon volume d’air de minuit lui sortir des poumons et posa la tête sur le rebord de la fenêtre, ses mains servant d’oreiller.

Sans le vouloir, il se rendormit…

Puis se réveilla, douloureusement raide. Il poussa un gémissement avant de regarder à nouveau dans la rue où, peut-être, un bruit de pas l’avait tiré du sommeil, car elle était à nouveau là : la Mort.

Impossible de s’y tromper.

Amos sentit son cœur accélérer.

Vêtue d’un pardessus gris sale, la Mort avança sur le trottoir vide, s’arrêta et leva la tête en souriant vers Amos.

Sourit derrière son groin parcheminé et sous le capuchon de son sweat-shirt.

Puis la Mort fit quelque chose de remarquable : elle entreprit de se déshabiller.

Elle ôta le manteau qu’elle laissa tomber dans le caniveau comme une ancienne dépouille. Se passa le sweat-shirt NYU par-dessus la tête et le jeta. Enleva son pantalon.