Le maraudeur pouvait le tuer, Ben le savait très bien : il l’avait déjà fait et était parfaitement capable de recommencer… voire de lui infliger une mort irrémédiable. Mais Ben ne craignait pas la mort. Il en connaissait déjà au moins les abords : un endroit glacé, désert, profond, sans toutefois rien de particulièrement effrayant. Il redoutait d’abandonner sa vie… mais même cette peur-là s’avérait moins profonde qu’il l’aurait cru.
Il avait déjà abandonné tant de choses. Sa vie dans l’avenir, par exemple. Il avait enterré la femme avec qui il venait de vivre trente ans, bien avant de rêver à l’existence du temps fractal et entrelacé. Ni la perte ni l’abandon ne lui étaient inconnus.
On l’avait recruté à la fin d’une vie dont il avait fait son deuil : peut-être s’agissait-il d’une condition requise. Les voyageurs temporels avaient semblé savoir cela à son sujet. Ben se souvint de leurs yeux froids et fixes. S’ils apparaissaient sous une forme humaine par égard pour leurs concierges, Ben avait senti l’étrangeté sous le déguisement. Nos descendants, s’était-il dit, oui, nos enfants, en un sens bien réel… mais desquels nous sépare un inconcevable océan d’années.
Il écouta les pas qui montaient l’escalier. Il espéra que Catherine Simmons et les autres s’étaient déployés à l’extérieur de la maison… espéra ardemment ne pas avoir besoin d’eux. Il s’était porté volontaire pour défendre cet avant-poste, pas eux, sinon officieusement et troublés par la situation.
Mais les nanomécanismes s’activaient déjà, tout au fond du corps du maraudeur. Ben le sentait.
Il les sentait tandis que le maraudeur montait les marches recouvertes de moquette. Ben observa son arrivée. L’intrus avançait lentement. Ses optiques se braquèrent sur Ben avec une précision parfaite.
C’était un spectacle extraordinaire. Ayant étudié les guerres civiles du vingt et unième siècle, Ben avait déjà vu cet homme et savait à quoi s’attendre… il fut malgré tout impressionné. L’hybridation de l’homme et de la machine représentait le futur de l’humanité, mais Ben avait devant lui une mutation stérile : un parasitisme mutuel imposé de l’extérieur. L’armure n’était pas une amélioration, rien qu’une prothèse cruelle. Les médecins de l’infanterie avaient rendu cet homme incapable de plaisir sans assistance, avaient fait de sa vie quotidienne une morne contrefaçon, relié chaque appétit au combat.
Le maraudeur, d’une taille modeste, mais doré de haut en bas, parvint au sommet de l’escalier avec de petits mouvements agiles. Il fit alors une chose étonnante :
Un faux pas.
Il mit un genou à terre, leva les yeux.
Ben sentit les nanomécanismes s’activer à l’intérieur de l’homme. Ils tranchaient des raccords essentiels, provoquaient la surchauffe des relais, surchargeaient des redondances… « Dites-moi votre nom, demanda doucement Ben.
— Billy Gargullo », répondit le maraudeur en déclenchant l’arme à rayon fixée à son poignet.
Mais il était lent, et Ben, amélioré, anticipa son mouvement en se baissant.
Il tira avec sa propre arme. Invisible et concentrée, l’impulsion sembla tirer Billy Gargullo vers l’avant et le bas : son armure se resserra sur lui comme un poing. Il bascula, eut une convulsion… puis profita de son inertie, au moment où l’armure se détendait, pour lancer le bras en crochet vers l’avant.
Ce geste-là, Ben ne l’avait pas anticipé. Il esquiva le rayon, mais pas assez vite : celui-ci traça un canyon carbonisé d’un bout à l’autre de son abdomen.
Ben se laissa tomber par terre en roulant sur lui-même pour étouffer les flammes qui dévoraient ses vêtements. Il se découvrit ensuite incapable de s’asseoir. Il avait été pratiquement coupé en deux.
De précieuses secondes s’écoulèrent. Ben sentit sa conscience refluer. Une vague de cybernétiques se déversa des murs, recouvrit la blessure, la referma ; des artères ouvertes se réparèrent de l’intérieur. Pendant un instant, bref et intenable, sa tension redevint à peu près normale et sa vision s’éclaircit.
Ben se redressa sur les coudes en cherchant son arme à tâtons.
Il la trouva, la leva…
Mais Billy avait quitté la pièce.
22
En arrivant au pied de l’escalier du sous-sol, Billy se dit qu’il devait être en train de mourir.
Il sut que, d’une manière ou d’une autre, son armure se désagrégeait en lui. Ses optiques affichèrent des chiffres d’un rouge brillant ainsi que des diagnostics d’urgence. Il se sentit détaché de lui-même, avec l’impression de flotter, de voleter comme un oiseau au-dessus de son propre corps.
C’était très soudain, très étrange et indubitablement hostile. Il ne voulut pas ralentir pour autant.
Il monta les marches, toujours opérationnel, bien qu’en proie à d’étranges émotions… de vifs éclairs de panique, des brins bleus de culpabilité. Il lui restait assez de cohérence pour comprendre qu’il était tombé dans un piège et que sa proie, le voyageur temporel ou quelqu’un d’autre interférait avec son armure. Un gémissement aigu lui résonnait en permanence dans les oreilles, et les diagnostics dans ses optiques lui listaient toute une série de défaillances graves ou minimes. Jusqu’à présent, la glande dans les élytres continuait à perfuser, bien que par à-coups, et ses armes fonctionnaient. Mais il était vulnérable, et lent, et ne tarderait peut-être pas à se retrouver complètement impuissant.
Rien de tout cela n’eut d’effet sur sa résolution. Détectant sa panique, l’armure de Billy lui déversa de puissantes nouvelles molécules dans le sang. Le besoin de tuer, qui avait semblé si violent par le passé, devint quelque chose de nouveau et d’encore plus intense : une nécessité absolument irrésistible.
Au sommet de l’escalier, il se retrouva face à un homme qu’il avait déjà tué auparavant, un voyageur temporel. Billy ne se posa pas de questions sur cette résurrection : il résolut simplement de tuer cet homme à nouveau, de le tuer aussi souvent que nécessaire. Une fluctuation éphémère lui fit perdre l’équilibre : il tomba, releva les yeux, et le voyageur temporel lui demanda son nom. Billy répondit sans réfléchir, surpris par le son de sa propre voix.
Il leva ensuite son arme de poignet. Mais le chaos en lui l’avait ralenti et le voyageur temporel réussit à braquer et déclencher sa propre arme, un appareil à rayon qui sembla verrouiller l’armure en un rictus temporaire, si bien que Billy bascula en avant en une parodie de mouvement, comme une statue qui tombe de son piédestal.
Il ne perdit pas de temps à regretter sa vulnérabilité, se contentant d’attendre qu’elle passe. Dès que son bras recouvra sa mobilité, il le tendit vers l’avant avec toute la précision que son augmentation neurale défaillante était capable de calculer, et ouvrit l’abdomen du voyageur temporel.
Le résultat fut impressionnant. Les murs semblèrent s’effriter. Les insectes mécaniques se déversèrent sur la moquette. Pris d’une soudaine répulsion primitive, Billy bondit sur ses pieds et recula. Il fit exploser une autre grenade à impulsion – sa dernière –, ce qui ralentit les insectes, sans toutefois les arrêter.
Ainsi déclenchée à la surface, l’impulsion eut un effet important sur le réseau électrique local. L’éclairage de la maison vacilla et diminua, puis s’améliora avant d’hésiter à nouveau. Sur toute la longueur de Post Road, trois familles trouveraient au réveil leurs téléviseurs détériorés et inutilisables. Dans une douzaine de demeures à l’est de Belltower, des gens mal réveillés quittèrent leur lit pour répondre au téléphone et n’entendirent alors dans l’écouteur qu’un bourdonnement grave de mauvais augure.