Comme je l’ai trouvée, se dit Tom. Neuve et vieille. Un demi-pas hors du temps.
« Il y a quelqu’un qu’il faut que vous rencontriez », assura Ben.
Elle l’attendait dans la cuisine.
Étourdi par sa guérison et par les événements encore tout récents pour lui, il ne la reconnut pas aussitôt : il ne ressentit qu’une forte impression de familiarité, une espèce de déjà-vu. Puis il dit : « Vous étiez dans la voiture… vous conduisiez la voiture qui l’a heurté. » Il se souvenait avoir aperçu ce visage entre les phares.
Elle hocha la tête. « C’est exact. »
Elle avait les cheveux gris, une cinquantaine d’années, les hanches un peu épaisses. Elle portait un jean, un corsage en coton bleu et de grosses lunettes de correction qui lui faisaient des yeux énormes.
Il la regarda à nouveau, et le monde lui sembla glisser de côté. « Oh, mon Dieu. Joyce. »
Elle eut un grand sourire sincère. « On se rencontre vraiment dans des circonstances très spéciales. »
Il passa quelques jours de plus dans la maison pour ce que Doug appelait la « décompression émotionnelle », mais il ne pouvait pas rester. De fait, la demeure était revenue à son propriétaire précédent. Le terminus temporel était réparé : Tom n’avait plus sa place à cet endroit.
Il se retrouvait sans domicile, mais pas sans le sou. Une somme équivalente au prix d’achat de la maison était apparue sur un compte à son nom à la Bank of America. Tom demanda à Ben, sans trop savoir s’il tenait à connaître la réponse, comment cet heureux événement avait pu se produire. « Oh, l’argent n’est pas difficile à créer, répondit Ben. Les bons systèmes électroniques et les bons algorithmes peuvent produire des merveilles. Si étonnant que ça puisse paraître, il suffit d’un téléphone.
— Comme pour le piratage d’ordinateurs, dit Tom.
— En plus sophistiqué. Mais c’est ça.
— N’est-ce pas contraire à l’éthique ?
— Êtes-vous propriétaire de cette maison ? Avez-vous vraiment pris possession des biens meubles auxquels le contrat vous donnait droit ? Si la réponse est non, serait-il juste de vous laisser sans ressources ?
— Vous ne pouvez pas inventer de l’argent comme ça. Il faut qu’il vienne de quelque part. »
Ben le regarda d’un air plein de pitié.
Le tunnel était réparé et les voyageurs temporels l’empruntèrent pour venir de leur futur inconcevable : Tom fut autorisé à leur jeter un coup d’œil. Il se tenait au pied des escaliers du sous-sol quand ils sortirent du tunnel, un homme et une femme, du moins en apparence… d’après Ben, ils changeaient d’aspect pour sembler plus humains qu’ils ne l’étaient en réalité. Tom fut très impressionné par leurs yeux. Gris, d’une curiosité non dissimulée. Ils le regardèrent longuement. Le regardèrent, supposa Tom, comme peut-être lui-même aurait regardé un spécimen vivant d’australopithèque… avec cette affection étrange qu’on éprouve pour nos ancêtres à l’esprit peu agile.
Puis ils se tournèrent vers Ben, à qui ils parlèrent à voix trop basse pour que Tom les comprenne : il en déduisit qu’il devait les laisser.
Archer et Catherine lui firent de la place dans la maison des Simmons en haut de la colline. Le lit lui parut confortable, néanmoins Tom ne comptait pas rester : il avait trop l’impression d’être un intrus. Les deux autres montraient de l’indulgence pour sa désorientation, contournaient son isolement sur la pointe des pieds. Ce n’était pas un rôle qu’il voulait jouer.
La maison était à vendre, de toute manière. Bien qu’ayant quitté son emploi, Archer refusa de recourir à un autre agent immobilier : la transaction se déroulerait « de particulier à particulier ». « Elle regorge de souvenirs importants, convint Catherine, sauf que, sans Mémé Peggy, ce serait un mausolée. Mieux vaut en rester là. » Elle lui adressa un curieux petit sourire un peu triste. « J’imagine qu’on sort tous de cette histoire avec de nouvelles conceptions du passé et de l’avenir. De ce à quoi on peut ou pas s’accrocher. »
Archer annonça qu’ils déménageaient à Seattle, où Catherine avait un marché pour sa peinture. Lui-même y trouverait un emploi quelconque… ou peut-être suivrait-il des études universitaires. « Tu quittes Belltower après toutes ces années ? dit Tom.
— Je coupe ce nœud, ouais. C’est plus facile, maintenant.
— Il a plu des volubilis, dit Tom.
— De haut en bas de Post Road. Une couche de trente centimètres de volubilis.
— Personne ne le sait à part nous.
— Eh non. Mais nous, on le sait. »
Août avait cédé la place à septembre, toujours chaud, avec toutefois un soupçon d’hiver dans l’atmosphère, des nuits plus fraîches.
Il sortit sa voiture du garage et la conduisit à Brack’s Auto Body pour un réglage. Le mécanicien changea l’huile, nettoya les bougies, régla le starter et présenta une facture trop élevée. Il passa la Visa de Tom dans son appareil en demandant : « Vous partez en voyage ? »
Tom hocha la tête.
« Vous allez où ?
— Je ne sais pas. Peut-être dans l’est. Là où la route me conduira, je pense.
— Sans déconner ?
— Sans déconner.
— C’est dingue, dit le mécanicien. Ah, la liberté, hein ?
— La liberté. Exactement. »
De la cabine à l’extérieur, il passa deux coups de téléphone.
Il appela Tony. C’était samedi : son frère se trouvait chez lui, avec la télévision en fond sonore. Tom entendit aussi Tricia qui pleurait et Loreen qui la consolait.
« Je passais en ville, dit Tom. Je me suis dit que j’allais appeler.
— Nom de Dieu ! fit Tony. Je te croyais mort, promis. Tu vas bien ? Comment ça, tu passais en ville ?
— Je ne peux pas rester, Tony. Tu avais raison, pour la maison. Ce n’était pas un bon investissement.
— Tu passais sur le chemin d’où ? »
Il répéta ce qu’il avait dit au mécanicien : quelque part dans l’est.
« C’est un comportement on ne peut plus adolescent, Tom. Immature. On vit dans la réalité, pas dans “Route 66”.
— Je tâcherai de ne pas l’oublier. Dis-moi, Loreen est dans le coin ?
— Tu veux lui parler ? » Il semblait surpris.
« Juste lui dire bonjour.
— Eh bien… Bon, prends soin de toi, hein. Donne des nouvelles, cette fois. Si tu as besoin de quoi que ce soit, d’argent…
— Merci, Tony. Je suis touché. »
Un silence assourdi, puis Loreen fut en ligne. « Je profitais juste d’un passage en ville, répéta Tom. Je voulais vous remercier. »
Ils bavardèrent un peu. Barry avait attrapé la varicelle et manqué deux semaines d’école. Tricia avait une dent qui perçait. Tom raconta qu’il voyageait et qu’il allait continuer encore un peu.
« Tu m’as l’air d’avoir changé, dit Loreen.
— Vraiment ?
— Vraiment. Je ne sais pas comment le décrire. Comme si tu faisais la paix avec quelque chose. » Il ne trouva rien à répondre. Elle ajouta : « Il s’est passé beaucoup de temps depuis cet accident. Depuis que ton papa et ta maman sont morts. La vie continue, Tom. Les jours et les années. Mais j’imagine que tu le sais. »
Un dernier appel, longue distance, à Seattle, appel qu’il régla avec sa carte de crédit. Une voix masculine répondit. « Barbara est là ? demanda Tom.