— Un instant. » Un cliquetis et des paroles indistinctes. Puis sa voix.
Elle se dit heureuse d’avoir de ses nouvelles. Elle s’était inquiétée. Cela la soulageait d’apprendre qu’il allait bien. Il la remercia d’être venue le voir au printemps. C’était bon qu’elle se soucie encore de lui.
« Je ne pense pas que les gens arrêtent de se soucier des autres. Ça n’a pas très bien fonctionné, toi et moi, mais on n’était pas les Borgia non plus.
— C’était bien quand c’était bien, dit Tom.
— Voilà.
— Tu es toujours avec Rafe ?
— Tout ne se passe pas toujours au mieux, mais je pense que c’est du solide, oui.
— Il y a eu des moments où je tenais tant à te récupérer que j’ai essayé de faire comme si tu n’existais pas. Tu peux comprendre ça ?
— Très bien, dit-elle.
— Mais c’était de vraies années.
— Oui.
— Les bonnes comme les mauvaises.
— Oui.
— Merci pour ces années.
— Tu t’en vas encore ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas trop où. J’appellerai.
— Oui, s’il te plaît », dit-elle.
Il sortit de Belltower par la nationale longeant la côte et roula jusqu’à l’étroit lacet où ses parents avaient trouvé la mort.
Il se gara sur un emplacement avec panorama quelques mètres au-dessus de la nationale, descendit de voiture et s’appuya quelques instants à la barricade en pierre à l’endroit où le versant couvert de pins de Virginie descendait jusqu’à l’océan. Il était passé là une douzaine de fois depuis l’accident, mais sans jamais s’arrêter, sans jamais se donner le temps de penser à l’événement. Le coup à la porte, l’annonce inimaginable de leur mort… il avait réfléchi encore et encore à ces choses, mais jamais à cet endroit. À la mythologie, mais jamais au fait. Il se dit qu’il pleuvait le jour où leur voiture avait dévalé ce talus, qu’elle s’était écrasée contre les rochers, que l’ambulance était venue et repartie, qu’une grue avait remonté l’épave, que celle-ci avait été emportée, que la nuit était tombée, que les nuages s’étaient dissipés, que les étoiles avaient tourné dans le ciel avant que le soleil se lève à nouveau. Deux personnes avaient trouvé la mort, mais leur décès était un événement parmi d’autres dans leur vie, ni plus ni moins significatif que le mariage, l’accouchement, l’ambition, la déception, l’amour. Peut-être Loreen avait-elle raison. Il était temps de prendre cet os du deuil et de l’enfouir avec les autres ossements. Non de l’enterrer, simplement de le mettre à sa place, dans la chambre forte du temps, du passé irretrouvable, là où vivaient les souvenirs.
Il remonta en voiture et reprit la direction de Belltower.
Il repartit vers ce qui constituait désormais le dérisoire mystère central de sa vie : Joyce.
Il la retrouva sur Post Road, qu’elle montait à pied pour se rendre dans la petite épicerie près de la nationale.
Il immobilisa la voiture et ouvrit la portière passager. Joyce grimpa à bord.
D’après les calculs de Tom, elle avait eu cinquante ans en février. Elle avait pris du poids, des rides, des cheveux gris. Elle portait un jean passé un peu trop serré aux hanches ainsi qu’un sweat-shirt jaune banal et elle avait enfilé des tennis pour la longue montée sur la route. Les marques du temps, se dit Tom. Elle avait la voix rauque et un peu moins aiguë que dans son souvenir : l’effet du temps, peut-être, ou d’une vie difficile. Ses yeux incitaient à privilégier la seconde hypothèse.
Elle le regarda avec circonspection. « Je n’étais pas sûre que tu reviendrais.
— Moi non plus.
— Tu comptes toujours quitter la ville ? »
Il hocha la tête.
« Je me demandais si on pourrait avoir une discussion.
— On peut, dit Tom.
— Tu n’étais pas trop là. Enfin bref. Ça a dû te faire un choc, de me voir comme ça. »
C’était le cas, néanmoins cela aurait été une chose affreuse à dire. Il lui affirma qu’elle avait bonne mine. « J’ai l’air d’avoir mon âge, pour le meilleur ou pour le pire, répliqua-t-elle. J’ai vécu ces vingt-sept ans, Tom. Je sais à quoi m’attendre en regardant dans un miroir. Quand tu t’es réveillé, tu t’attendais à autre chose.
— Tu es partie, dit-il. Sans me laisser l’occasion de te dire au revoir.
— Je suis partie dès que j’ai su que tu irais bien. Tu veux savoir comment ça s’est passé ? » Elle se rencogna dans le siège et plongea son regard dans le ciel bleu de septembre. « Je suis partie parce que le lien entre nous ne m’inspirait pas confiance. Je suis partie parce que je ne voulais pas être un accident de la nature, ici… ou t’en faire devenir un, là-bas. Je suis partie parce que j’avais peur et que je voulais rentrer chez moi.
« Je suis partie parce que Ben m’a dit que le tunnel serait réparé et que le choix que je ferais devrait être définitif. Et donc… retour à Manhattan, retour en 1962. On pense toujours qu’on peut recommencer, mais il se trouve que non. Lawrence était mort. Ça changeait les choses. Et j’étais venue ici, j’avais jeté un coup d’œil à l’avenir. Même un tout petit, ça vous change. Tiens, tu te souviens de Jerry Soderman ? Celui qui écrivait des bouquins que personne ne voulait publier ? Il a pas mal réussi comme éditeur de littérature générale, il est même parvenu à se faire publier dans les années 1970… des romans littéraires que pas grand monde ne lisait, mais dont il était vraiment fier. Quelques mois après mon retour, Jerry m’annonce qu’il est homo, qu’il préfère être franc à ce sujet. Bon, très bien, mais la seule pensée qui m’est venue à l’esprit a été : Hé, Jerry, quand on arrivera vers 1976, il vaudra mieux que tu fasses gaffe. Je lui ai téléphoné à cette époque-là, d’ailleurs, alors que je ne lui avais pas parlé depuis des années.
Je lui ai dit : Jerry, il y a une maladie qui traîne, voilà comment te protéger. Il m’a répondu : Non, il n’y en a pas, et puis qu’est-ce que tu en sais, toi ? Bref… Jerry est mort il y a deux ans.
— Je suis désolé.
— Ce n’est ni ta faute, ni la sienne, ni la mienne. Toujours est-il que je ne pouvais pas faire comme s’il ne s’était rien passé avec toi, moi et cet endroit. J’ai essayé ! Vraiment. J’ai essayé toutes les bonnes manières d’oublier. Et j’ai vécu ma vie. Je suis restée mariée cinq ans. Le type était bien, pas le mariage. J’ai fait des chœurs en professionnelle, sauf que ce n’était pas la bonne époque… J’ai bu un moment, ce qui m’a plus ou moins bousillé la voix. Et puis, j’ai manifesté, tu sais, pour les droits civiques, contre la guerre, pour un air propre. Quand les choses se sont stabilisées, j’ai pris un boulot de secrétaire dans un cabinet d’avocats en ville. Horaires de bureau, paye régulière, congés annuels, j’y serais encore si je n’avais pas démissionné histoire de m’acheter un billet d’avion pour l’ouest. C’est incroyable, car pendant très longtemps, je me suis juré de ne pas le faire. Ce qui s’est passé ici était terminé. J’étais partie, j’avais pris ma décision. Mais je me souvenais de la date du journal que j’ai lu dans ton jardin. Chaque mois d’août, je notais l’anniversaire, si on peut dire. Et puis, les deux dernières années, j’ai commencé à surveiller les calendriers comme on surveille une horloge. J’ai regardé la date approcher petit à petit. Cet hiver, je passais la Saint-Sylvestre seule chez moi, en femme seule et presque quinquagénaire. J’ai ouvert une bouteille de champagne, et à minuit, je me suis dit : et puis merde, j’y vais.
« J’ai acheté les billets d’avion six mois à l’avance. J’ai prévenu mon employeur. Je ne sais pas ce que j’espérais ou m’attendais à trouver, mais je le voulais vraiment. Bon, le vol a eu du retard. J’ai raté ma correspondance à Chicago et j’ai dû passer la nuit à l’aéroport. En arrivant à Seattle, c’était déjà le matin, et le journal, celui dont je me souvenais, me narguait dans les distributeurs. J’ai loué une voiture et j’ai roulé trop vite sur la route côtière. J’ai crevé, et changer le pneu m’a pris beaucoup de temps. Ensuite, en arrivant à Belltower, je ne trouvais plus la maison. Impossible de me souvenir du nom de la route. Je croyais sans doute trouver des panneaux indicateurs genre “DIRECTION DE LA MACHINE TEMPORELLE”. J’ai demandé dans deux stations-service, j’ai étudié un plan jusqu’à ce que les yeux me sortent de la tête. Pour finir, je me suis arrêtée dans un petit resto de nuit boire un café, et quand la serveuse s’est approchée, je lui ai demandé si elle connaissait un Tom Winter ou une Cathy Simmons. Elle m’a dit que non, mais qu’il y avait une Peggy Simmons sur Post Road, est-ce qu’elle n’avait pas une petite-fille appelée Cathy ? Je lui ai filé vingt dollars et j’ai foncé ici. J’ai surpris le méchant dans mes phares et je n’ai pas pu m’en empêcher, Tom : après toutes ces années, il ressemblait encore à la mort. Je me suis souvenue de Lawrence dans un mauvais cercueil d’un funérarium de Brooklyn, où vivaient ses parents, j’en souffrais encore, après toutes ces années. Alors j’ai donné un coup de volant. Je pleurais quand je l’ai heurté.