— Tu m’as sauvé la vie.
— Je t’ai sauvé la vie, j’ai continué jusqu’en bas de la route, j’ai pris une chambre d’hôtel et je suis restée à trembler sur le lit jusqu’à midi. Heure à laquelle mon moi plus jeune était rentré chez lui.
— Alors tu es revenue, dit Tom.
— Ce qui a foutu une sacrée frousse à Doug et Cathy. Ben, par contre, n’a pas vraiment semblé surpris.
— Tu voulais encore quelque chose.
— Je ne sais pas ce que je voulais. Je crois que je voulais te regarder. Juste te regarder. Ça n’a aucun sens, si ? J’ai rarement cessé de penser à toi pendant ces trente dernières années. À toi et à ce que nous étions. À ce que nous aurions pu être. À me demander si je devais t’aimer ou te détester pour tout ça. »
Il entendit la lassitude dans sa voix. « Tu es arrivée à une conclusion ?
— Aucune. Juste à des souvenirs en chair et en os. Désolée si je t’ai fait flipper.
— C’est moi qui devrais m’excuser. »
Il arriva sur le parking à l’arrière du magasin d’alimentation et s’arrêta à un endroit où le soleil brillait entre les grands pins. Tom décida que cette femme était Joyce, indubitablement Joyce malgré tous les changements, qu’il était tombé sur un miracle supplémentaire, aussi impitoyable et aussi bizarre que les autres.
Le sourire aux lèvres, elle le regarda en plissant des yeux dans un rayon de soleil. « D’après Catherine, il y a une promotion sur les sachets de semence, dans ce magasin. Évidemment, il est trop tard pour commencer un jardin, mais si on les garde au frigo, les graines resteront utilisables.
— Des graines que Ben plantera ? Il a parlé d’un jardin.
— Que moi je planterai. Je vais peut-être rester ici. Ben m’a proposé un travail. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Son travail. »
Tom arrêta le moteur et la regarda d’un air ébahi. « Je ne comprends pas.
— Il rentre chez lui. Je pense qu’il le mérite, pas toi ? Il m’a proposée comme remplaçante. Ses employeurs ont accepté. »
Il y réfléchit un instant. « Ça t’intéresse ?
— Je crois que oui. Ben dit que c’est un travail solitaire. C’est peut-être ce dont j’ai besoin un moment.
— Un moment de quelle taille ?
— Huit ans. Ensuite, le terminal ferme pour de bon. Il n’y aura plus au sous-sol que des cloisons de placoplâtre. Ça semble bizarre, hein ? »
Huit ans, se dit Tom. 1997. Tout près du millénaire.
« Je peux tenir huit ans, affirma Joyce. Je peux m’en sortir.
— Et ensuite ? Ils te versent une retraite ?
— Ils me reconstruisent. Ils me font jeune. » Elle secoua la tête. « Non, pas jeune, ce n’est pas le bon terme. Ils rajeunissent mon corps. Mais j’aurai près de soixante ans, quelle que soit mon apparence. Ça ne sera peut-être pas facile à supporter. D’après moi, ça ne devrait avoir aucune importance. À l’intérieur, on n’est ni jeune ni vieux, juste soi-même, non ? Je ne serai pas une jeune femme inexpérimentée, mais je ne serai rien non plus de monstrueux. Du moins, c’est ce que je crois. »
Elle avait été Joyce, serait Joyce, était Joyce en ce moment même. « Je ne pense pas que tu aies le moindre motif d’inquiétude.
— C’est marrant, dit-elle. On a été ensemble pendant quoi… dix, onze semaines ? C’est marrant comme deux mois peuvent avoir une telle influence sur toute une vie. Aujourd’hui, je suis vieille et tu es jeune. Dans quelques années, ce sera l’inverse. »
Il lui prit la main. Il s’imagina revenir sept ans plus tard, frapper à la porte, voir Joyce lui ouvrir…
Elle lui posa un doigt sur les lèvres. « N’en parle pas. Vis ta vie. Vois ce qui se passe. »
Il l’aida donc à faire ses commissions et la reconduisit ensuite.
Durant le trajet, elle lui demanda ce qu’il comptait faire désormais, et il lui dit à peu près la même chose qu’à Tony et Barbara : partir dans l’est, vivre un moment sur l’argent de la maison, reprendre pied.
Il ajouta : « Je ne cesse de penser à ce que fait Barbara. Je ne m’imagine pas manifester avec des pancartes autour d’une décharge de résidus toxiques. Mais je devrais peut-être, je n’en sais rien. Je pense à ce qu’a dit Ben, comme quoi l’avenir est toujours imprévisible. On n’est peut-être pas obligés de se retrouver avec le genre de monde qui a créé… eh bien, qui l’a créé, lui…
— Billy, précisa Joyce. Ben a dit qu’il s’appelait Billy.
— Peut-être qu’on peut décréer Billy. » Tom s’engagea sur l’allée de gravier de cette maison ordinaire, laide, mais bien entretenue, cette maison solitaire sur Post Road. « Sauf que c’est un paradoxe, non ? Si Billy n’existe pas, d’où est-ce qu’il venait ?
— D’où sortent les fantômes, dit Joyce.
— Difficile de croire qu’un fantôme puisse être aussi dangereux.
— Les fantômes sont toujours dangereux. Tu aurais dû t’en rendre compte. »
Elle lui effleura la joue de la main, puis ouvrit la portière et descendit de voiture. Tom se força à sourire. Il voulait qu’elle se souvienne de lui en train de sourire.
Sur la route vers l’est, il découvrit sur le siège passager un sachet de graines qui avait dû tomber des courses de Joyce : des volubilis, Bleu céleste.
Épilogue
Billy se souvenait d’une impression de mouvement vers le haut, de dilatation, comme si on l’aspirait dans le vide. Le mouvement l’entoura, devint un endroit, un endroit d’une taille incompréhensible, une immensité bleue, comme le ciel. Puis ce fut le ciel.
Un généreux ciel bleu sur un paysage sec, des collines d’un blanc poudreux au loin, une ferme au premier plan. De l’eau jaillissait en hauteur de mille arroseurs, générant des arcs-en-ciel sur des kilomètres de chou frisé, de nouveau blé vert et de somptueuses charmilles de raisins.
L’Ohio !
Billy en resta bouche bée.
Il se trouvait sur une route poussiéreuse, en civil. Son corps n’était pas brisé. Plus la moindre douleur ni la moindre peur.