Le « Tonight Show » ne l’attirait guère, mais il n’était pas obligé de regarder Johnny Carson : la compagnie de câble locale l’avait connecté la semaine précédente. Il maltraita la télécommande jusqu’à tomber sur un vieux film de science-fiction : Des monstres attaquent la ville ; avec James Whitmore et des fourmis géantes dans le désert des Mojaves. Au cinéma, les radiations produisaient des insectes énormes, tandis qu’au voisinage des piles atomiques défectueuses, elles provoquaient surtout cancers et leucémies… la différence entre l’Art et la Vie, avait un jour fait remarquer Barbara. Au moment où les fourmis trouvaient refuge dans les égouts de Los Angeles, et comme il manquait de s’endormir à nouveau, il se leva pour aller dans la cuisine – où rien n’avait changé – se préparer une tasse de café. Désormais, mystérieusement, Tom avait l’impression qu’il était tard : pas de circulation sur Post Road, une pleine lune suspendue au-dessus du jardin. Il emporta son café dans le salon. Il lui vint à l’esprit qu’il avait choisi là une activité plutôt sinistre : parier sur sa propre santé mentale, à minuit nettement passé. Il avait fait des choses de ce genre – du moins, des choses que celle-ci lui rappelait – quand il avait douze ans : dormir dans le jardin avec une torche ou veiller seul devant des films d’horreur. Sauf qu’à cette heure-là, il aurait abandonné pour trouver un endroit rassurant où finir la nuit.
Ici, il n’y avait que la maison. Où il ne courait sans doute aucun danger. Ce qui n’avait rien de rassurant.
Il dénicha des rediffusions de sitcoms sur une chaîne de Seattle qui émettait toute la nuit. Il se cala sur le canapé, vida sa tasse en espérant que la caféine l’empêcherait de s’endormir. Ce fut le cas, ou du moins cela le mit à cran. Ainsi énervé, il se souvint de ce qu’il en était venu à considérer comme le credo de son père : le monde est un endroit froid et insensible qui ne porte pas d’amour particulier aux êtres humains. Peut-être était-ce une erreur. Peut-être ferait-il mieux d’aller se coucher, de laisser les elfes laver la vaisselle, de se réveiller de bon matin et de remettre la maison sur le marché. Aucune loi ne l’obligeait à devenir le Jacques Cousteau du surnaturel. Ce n’était pas ce qu’il était venu chercher.
Sauf qu’il ne se passait peut-être rien de surnaturel. Le phénomène pouvait être bizarre, mais tout à fait explicable. Une espèce de bactérie. Des insectes (non mutants). N’importe quoi. S’il avait fallu parier, c’est là-dessus qu’il aurait misé son argent.
Mais il voulait savoir… vraiment savoir.
Il s’allongea sur le canapé juste pour poser la tête sur l’accoudoir rembourré. Sans la moindre intention de dormir.
Il ferma les yeux et se mit à rêver.
Cette fois, le rêve arriva sans préambule.
Dans le rêve, il se levait du canapé pour aller soulever la fenêtre à guillotine.
La lune, bien que basse, jetait une fluorescence limpide sur le jardin. Dans le rêve, rien ne semblait avoir changé de prime abord : il y avait le ciel étoilé, les ombres profondes de la forêt, la clôture de cèdre passée et surchargée de lierre. Tom vit ensuite l’herbe bouger dans le vent, en un curieux et vigoureux mouvement… sauf qu’il n’y avait pas de vent, aussi comprit-il que ce n’était pas l’herbe qui bougeait, mais quelque chose dans celle-ci… quelque chose comme des insectes, une centaine ou davantage, qui sortaient de la maison en une colonne sinueuse pour aller s’enfoncer dans les bois. Son cœur manqua un battement et il eut soudain peur, mais n’arriva ni à détourner les yeux ni à s’éloigner de la fenêtre… on avait trouvé le moyen de le priver de ce choix. Il observa la ligne de choses-insectes ralentir puis s’arrêter, et toutes – il y en avait davantage qu’il ne l’avait pensé – se tournèrent alors au même moment dans sa direction pour le regarder de leurs minuscules yeux en forme de soucoupes, et toutes prononcèrent son nom – Tom Winter – en trouvant le moyen de le prononcer à l’intérieur de sa tête, tel un chœur sans voix.
Il se réveilla trempé de sueur.
La télévision ne montrait que des parasites. Il se leva pour l’éteindre.
Sa montre indiquait 3 h 45.
Dans la cuisine, les trois assiettes étaient d’une propreté irréprochable.
Il dormit encore quatre heures dans sa chambre, la porte fermée. Au matin, il se doucha puis composa le numéro de téléphone de Doug Archer, celui qu’il avait laissé au dos de sa carte de visite. « Vous vouliez que je vous contacte si je remarquais quoi que ce soit d’étrange.
— Exact… Ça devient bizarre par chez vous ?
— Juste un peu. On pourrait le dire.
— Eh bien, vous tombez à pic. Je suis en vacances. Le bip sera coupé à midi. Je prévoyais de partir dans les Cascades, mais je peux retarder un peu. Si je passais après le déjeuner ?
— Parfait », répondit Tom, troublé néanmoins par le ton de joyeuse impatience d’Archer.
Si tu parles de ça, pensa-t-il, tu ouvres encore une porte qui devrait peut-être rester fermée… tu fais un pas supplémentaire dans la ratification de ta propre démence.
Mais le silence valait-il mieux ? À certains moments (durant la nuit précédente, par exemple), il avait l’impression de baigner dans le jus aigre de son propre isolement. Non : il fallait qu’il en parle, et à quelqu’un qui n’était pas de sa famille, de toute évidence ni à Tony ni à Loreen. Archer ferait l’affaire.
À l’exception des rêves, il ne s’était rien produit de menaçant. De la vaisselle bon marché subrepticement nettoyée… pas de quoi appeler Ghostbusters. Mais c’était le rêve qui lui restait en tête.
Il indiqua à Archer qu’il l’attendrait, et raccrocha. Le silence matinal de la maison résonnait autour de lui. Il s’approcha de la porte de derrière, l’ouvrit et fit timidement un pas dehors.
L’air était vivifiant, le ciel brillant.
Le mercredi, Tom avait rapporté de Sears une tondeuse électrique, dont il ne s’était toutefois pas encore servi l’herbe arrivait à hauteur de cheville : Un instant, il eut peur de poser le pied dedans – il imagina fugacement des insectes métalliques en train de le regarder avec des yeux brillants. (Peut-être étaient-ils encore là. Peut-être mordaient-ils.)
Il prit sa respiration et descendit dans l’herbe.
Ses chevilles le chatouillaient d’avance… mais il n’y avait rien de sinistre au milieu de ces mauvaises herbes, rien que quelques fourmis et pucerons.
Il s’avança jusqu’à la zone, au nord du jardin, qu’avaient traversée les insectes de son rêve pour aller de la maison aux bois.
En cherchant leur piste du regard, il comprit qu’il violait le sens commun voulant que les rêves soient forcément distincts du monde du grand jour. Mais il avait cessé de refréner ce genre d’impulsions. Un étai de moins sous l’édifice de sa santé mentale. (Tom avait commencé à considérer celle-ci comme une de ces maisons sur pilotis qu’on trouvait à flanc de coteau au sud de la Californie… celles qu’une forte pluie emportait dans l’océan.) Il examina l’herbe profonde et montée en graine là où il lui avait semblé voir les insectes, mais rien d’inhabituel ne lui apparut parmi les brins couverts de rosée et les duveteuses têtes de pissenlit.
Il aurait dû trouver cela rassurant, mais ressentit une étrange déception. Parce qu’à un niveau fondamental, il avait la conviction que son rêve nocturne n’était pas un simple rêve. (Non… même s’il n’aurait su dire en quoi au juste consistait la différence.)