M’man hausse les épaules.
— D’après la concierge, elle paraissait normale. Elle était seulement un peu triste, ou plutôt renfermée…
— Malade ?
— Non.
— La concierge t’a parlé de la tentative de suicide du mois dernier ?
— Elle l’a su par M. Vignaz qui l’avait suppliée de ne pas faire de réflexions à sa femme à ce sujet afin de ne pas risquer de provoquer un choc !
— Ah !.. Et… pour ce qui est du… des suicides, ils ont leur idée, les pipelets ?
— Ils croient à un double suicide, bien que ça les surprenne de la part du mari qui avait un côté joyeux luron.
Félicie détourne la tête.
— Le concierge prétend qu’il aimait les petites femmes et il dit l’avoir rencontré un soir, à Pigalle, avec une femme de mauvais genre…
— Ah ! Ah !
— Ça n’empêche pas qu’il pouvait bien aimer sa femme, enchaîne m’man. Et ne pas se sentir la force de lui survivre…
— T’as raison, m’man, ça n’empêche pas !
Je secoue la tronche.
— Passe-moi l’annuaire, veux-tu ?
Je recommence à potasser la liste des personnages jouant « Allô ? Paris »… Franco-American Bank Limited… Voilà… Opéra 06–80.
Je demande à Félicie de composer le numéro.
Une petite idée me taquine, que je veux liquider avant qu’elle ne se développe.
Je tombe sur une standardiste pressée qui me demande ce que je désire, avec le ton de quelqu’un bien décidé à me le refuser.
— Parler au directeur, fais-je.
Ça doit entrer dans le domaine des prétentions exorbitantes car la gonzesse pousse une exclamation véhémente, comme si elle venait de découvrir un serpent à lunettes dans son sac à main.
— M. le Directeur n’est pas visible.
— Pour commencer je voudrais seulement lui parler…
J’ajoute un petit mot tout simple qui réussit toujours son petit effet :
— Police !
Il y a un silence stupéfait, mais c’est d’une voix ramollie par la soumission qu’elle me prie de patienter un instant. Enfin, émue par sa mission, elle m’annonce le dirlo de la Franco-Amerlock.
— Ici commissaire San-Antonio, débité-je, je m’excuse de vous importuner, monsieur le Directeur, mais il serait indispensable que je vous rencontre. Il s’agit d’une affaire importante…
Le gars doit être carré en affaires. Il pense que si un commissaire désire lui parler, c’est que cet entretien ne peut se remettre…
— Très bien, fait-il avec un léger accent yankee, pouvez-vous passer en fin d’après-midi ?
— C’est qu’il y a un hic, dis-je. Je viens d’avoir un accident et je me trouve dans une clinique privée…
Là, il tique. L’idée d’un guet-apens doit l’effleurer, je le devine au silence qui s’est établi.
— Rassurez-vous, attaqué-je, il ne s’agit pas d’une farce, monsieur le Directeur… Du reste, vous pouvez vous faire accompagner par qui bon vous semblera… Voici mon adresse provisoire, ainsi que mon numéro de téléphone…
Il me dit qu’il sera là à dix-huit plombes et raccroche.
Je demeure un moment dans la vape, fatigué par cette conversation…
Félicie s’est mise à tricoter un truc interminable qui sera peut-être un cache-nez. Je n’entends que le faible cliquetis des aiguilles et, de temps à autre, un vagissement de nouveau-né dans la pièce voisine. Le petit pote d’à côté paraît prendre l’existence par le bon bout. Il vit sa première journée avec un certain entrain.
Je suis lourd de pensées… Il y a en moi une monstrueuse vérité qui prend corps…
Dubois entre, toujours sanglé dans sa blouse blanche.
— Je viens de terminer mon cabinet, dit-il. Comment te sens-tu ?
— Comme ça… Un peu déprimé peut-être, mais c’est seulement moral…
Il désigne les journaux.
— Tu as pensé à l’affaire ?
— Evidemment !
— Conclusion ?
— Ecoute, doc, j’en ai marre de conclure… Maintenant, je ne sais plus… Le fait que la mère Vignaz ait acheté un rasoir, combat évidemment ma thèse du meurtre…
— Ah ! tu vois bien…
— Seulement, cet attentat dont j’ai été victime me fortifie dans ma position première…
Dubois hausse les épaules.
— Pourquoi y aurait-il un lien quelconque entre les deux faits ?
Je ne réponds pas. Que lui dire ? Je ne puis toujours parler de mon pifomètre, j’aurais l’air du gars qui marne dans le génie…
Il touche mon front, d’un geste professionnel.
— La température ne monte pas ? s’inquiète Félicie qui ne perd aucun de ses mouvements.
— Non… Mais j’aimerais qu’il passe une bonne nuit…
Dubois me donne une petite tape affectueuse sur la joue.
— Je te donnerai un petit sédatif pour que tu puisses ronfler…
Il part à ses accouchées.
Félicie tricote cinq centimètres de cache-nez.
— Tu ne veux pas boire un coup, Antoine ?
— Si, un doigt de whisky, m’man…
Elle verse une rasade dans le verre à dents du lavabo après l’avoir dûment rincé.
— J’ai oublié de t’apporter du Perrier.
— T’occupe pas, c’est moi qui fais pschtt.
Je me tape le scotch avec satisfaction.
— M’man, prends le journal… Là… Lis l’article sur les « suicides »… Tu y es ? Bon. Cherche le nom et l’adresse du marchand ayant vendu le rasoir à la bonne dame… Ils y sont ?
Elle ligote le baveux de son petit air attentif.
— Oui… Cellier, 12, boulevard des Invalides…
— Ça t’ennuierait d’aller trouver ce type ?
Elle commence à prendre à cœur son rôle de détective auxiliaire.
— Mais pas du tout ! Qu’est-ce que je dois lui dire ?
Je regarde Félicie… Sous quel prétexte cette sexagénaire peut-elle se permettre d’interroger un commerçant ?
— Dis que tu es chef-courtier dans une compagnie d’assurances. Questionne-le au sujet de cet achat de rasoir…
Je me recueille. Bon Dieu, comme il est duraille de faire faire son boulot… Moi, je sais exactement ce que je demanderais au type, mais je n’arrive pas à transmettre les mots à ma commissionnaire.
Elle est attentive, ma brave Félicie… Un vrai épagneul qui regarde son maître décrocher son fusil…
— Voilà, fais-je, j’aimerais savoir de quelle façon la morte a fait cette emplette, bizarre pour une femme. A-t-elle « choisi » un rasoir… Ou bien a-t-elle demandé un rasoir sans s’occuper de la marque ?… C’est très important.
Félicie est bien la daronne d’un crack de la déduction. Elle pige admirablement.
— Bien sûr que c’est important, fait-elle. Si elle a demandé une marque précise ou bien si elle l’a choisi, elle ne comptait pas s’ouvrir les veines avec, car dans ce dernier cas, peu lui aurait importé !
— Bravo, m’man, tu pulvérises les records…
Elle remet son bibi d’un autre siècle, passe ses gants, assure son vieux sac à main sur son avant-bras et dépose un baiser sur le front de son fils unique.
Pauvre Félicie. Ça me fait de la peine de la mettre à contribution[6].
Dès qu’elle a le dos tourné, Anne-Marie s’annonce… Décidément, ma piaule qui devait m’assurer un repos intégral, c’est le dernier endroit où l’on cause. Elle y prend goût, aux passes magiques, Miss Pèse-bébés !
Elle tapote mon lit, histoire de se donner un prétexte.
— Alors, je demande, comment ça marche, la laiterie d’à côté ?
— Très bien…
— Pas de complications en vue ?