— Pourquoi voulez-vous qu’il y en ait ? Vous savez, on naît plus facilement qu’on ne meurt…
— Vous me l’écrirez sur un papier, Anne-Marie, je voudrais faire graver ça dans du marbre…
Elle sourit…
— Un petit coup de whisky ? C’est ma tournée.
Elle hésite, pensant que ça la fout mal pour une infirmière de biberonner de la gnole avec ses malades. Pourtant, elle accepte sans faire de chichis.
On trinque et l’alcool lui met deux touches roses aux joues.
— Asseyez-vous près de moi, invité-je. Vous êtes toujours debout, ça me fout des complexes…
Docile, elle prend place dans le fauteuil qu’occupait Félicie.
— Dubois n’est pas là ?
— Il fait ses visites…
— Et vous en profitez pour m’en faire une : c’est rudement gentil à vous, mon ange !
En gémissant, j’avance ma main valide vers son corsage. Elle feint de regarder par la fenêtre et je lui cramponne un robert. Celui-là, elle n’a pas besoin d’en faire vérifier le gonflage…
Mes doigts s’énervent sur la blouse blanche… Je m’insinue par l’échancrure de sa blouse qui se boutonne sur l’épaule… C’est pas fastoche lorsqu’on a des pognes de matraqueur. On entend un petit bruit bête : c’est un bouton qui vient de sauter… Maintenant j’ai plus d’aisance… Une surprise m’attend : une bonne. Elle est à peu près nue là-dessous. Comment que ça m’électrise le derme et l’épiderme ! La souris ne rouscaille pas ! Elle a droit à la guitare hawaiienne, à l’ice-cream-soda, au tourniquet grand-sport et à Papa-la-bonne-et-moi ! Elle glapit soudain comme la jeune mère d’à côté le faisait voilà quelques heures, mais pour une raison diamétralement opposée.
Mon épaule me fait un mal affreux. C’est intolérable… Pourvu que je ne me sois pas déplacé les os ! A ce régime-là, quand je sortirai, je ressemblerai à un polichinelle !
— Eh bien ! vous, fait-elle.
Lui, il est flagada complètement… Faut être un drôle de tendeur pour faire un pareil numéro de cirque en sortant de sur le billard !
J’en suis tout chanstiqué… Mes chailles s’entrechoquent tellement je souffre… Je ferme les yeux…
— Vous vous sentez mal ? interroge-t-elle.
Aucune inquiétude dans sa voix, plutôt de la satisfaction. Elle est fière de m’avoir mis K.O.
— Passez-moi un coup de gnole !
Elle me tend un demi-verre de scotch… Je bois et une intense brûlure me fouaille les tripes. Le niveau du flacon a considérablement baissé depuis que Félicie l’a déposé sur ma table de chevet. Je me suis entiflé une bonne moitié de boutanche… Dans mon état, c’est peut-être à déconseiller.
Elle se penche sur moi et me roule le roi des patins ! Une minute trente-deux secondes trois dixièmes d’après le chronométrage Lip ! Il n’y a que les pêcheurs de perlouses qui puissent réussir une performance supérieure.
Je demeure inerte sur mon lit. A cet instant, la lourde s’ouvre sur Dubois.
Il est en tenue de ville, c’est-à-dire qu’il porte sa veste de coutil et un béret basque. On dirait un toubib de la cambrousse qui s’est endormi dans l’autobus… Il fronce les sourcils en constatant la tenue chiffonnée d’Anne-Marie.
Il se baisse, ramasse le bouton de sa blouse et le lui tend.
— Allez recoudre ça ! ordonne-t-il sèchement.
Je ne sais trop quelle attitude adopter. J’essaie un sourire, mais son air renfrogné me décourage.
— Déjà terminé tes visites ? je demande.
— Je n’en avais qu’une, c’est mon après-midi de repos, en principe…
— Mais il n’y a jamais de vrai repos pour un médecin, hein, fais-je, servile.
Il ne répond pas, quitte son béret et le roule dans sa poche.
— Tu es rouge comme un coq, remarque-t-il.
— C’est de tourniquer dans ce lit !
— Ne tournique pas…
Il me vient une idée. Dubois paraît jalmince… Mon petit doigt me chuchote qu’il se farcit son assistante… Notez qu’avec le tombereau de betteraves qui lui sert d’épouse, il a toutes espèces de circonstances atténuantes… Dans le fond, je suis vache de lui faucher sa roue de secours, à ce pauvre doc. Qu’est-ce qu’il va me mettre sur la rustine, si on vient chez lui malaxer sa poule !
Passablement gêné, je me mets à geindre pour essayer de faire diversion…
— Je vais te faire une petite piqûre, dit-il.
Je regimbe.
— Non, doc, sans façon… J’ai horreur qu’on prenne mes meules pour une pelote d’épingles.
— Femmelette ! ronchonne-t-il.
Je le laisse vitupérer. Une femmelette comme mézigue, je souhaite à toutes les nanas d’en avoir une dans leur plumard pour jouer au papa et à la maman !
— Alors, je vais t’administrer un calmant. Il est indispensable que tu restes calme ! Si tu… t’énerves, nous allons droit à des complications…
Anne-Marie se pointe en annonçant qu’un certain Barton demande à me voir…
Je regarde la pendule. Elle annonce six heures à la verticale. Barton doit être le directeur de la banque.
— Je te déconseille formellement les visites pendant un certain temps, déclare Dubois, tu m’entends ? Ou alors retourne à l’hôpital, je ne peux engager ma responsabilité. S’il t’arrive un pépin, ce sera pour mes pieds.
Il demande, montrant la porte du doigt :
— Qui est-ce ?
Anne-Marie répond pour moi :
— Le directeur de la Franco-American…
Dubois semble surpris. Il hausse les épaules.
— Bon, je te laisse, mais sois bref…
Là-dessus, ma belle infirmière fait entrer un grand gars aux cheveux blancs et au visage couleur rosbif. Malgré la couleur de ses crins, le mec n’a pas quarante carats. Il est calme, avec des yeux clairs qui ont l’air de s’embêter.
— Commissaire San-Antonio, dis-je. Asseyez-vous, monsieur Barton.
Il a une inclination du buste et s’assied dans le fauteuil. Il me regarde patiemment, attendant que je démarre.
— Lisez-vous les journaux, monsieur Barton ?
— Les journaux de Bourse seulement, et, quand j’ai le temps, le Times…
— Alors, vous n’avez pas eu connaissance d’un fait divers qui s’est déroulé cette nuit. On a retrouvé dans son appartement le cadavre d’un de vos collègues… On suppose qu’il s’est suicidé. Il s’agit d’un certain Joseph Vignaz, ça vous dit quelque chose ?
Il sourcille.
— Tiens, Vignaz est mort ?
Il en faut plus que ça pour le turlupiner. Tant que le Rio Tinto et les Chemins de fer du Guatemala tiennent le coup, il se moque du reste, Barton.
— Oui, mort, archimort, dans des circonstances étranges, du reste. Il a travaillé à la succursale d’Hanoï pendant un certain temps, n’est-ce pas ?
— Une dizaine d’années…
— Vous le connaissiez ?
— Sur le plan professionnel, oui.
— Quelles étaient exactement ses fonctions en Indochine ?
— Il était sous-directeur de l’agence…
— Et il a… démissionné, voilà deux ou trois ans ?
— Oui…
— Il a démissionné pour convenances personnelles ou bien lui a-t-on dicté son geste ?
Barton me regarde, l’air à la fois curieux et ennuyé.
— Mais… fait-il avec embarras.
Pour qu’un personnage pareil soit embarrassé, il faut qu’il ait à cela un motif sérieux.
— Il est indispensable que vous me répondiez franchement, monsieur Barton. Je tiens à préciser que deux personnes sont peut-être mortes à cause de ça…
— Quoi, « ça » ?
— Je veux parler de l’idée qui m’est venue… Moi-même, j’ai failli y laisser mes os…