Félicie tourne à l’écarlate.
— Oh ! Antoine ! proteste la brave daronne.
Elle m’embrasse et se casse.
Moi, je suis étourdi par toutes ces allées et venues. Il me reste de cette journée une sensation pénible de porte qui s’ouvre et se ferme sans arrêt. Tout titube, chancelle, s’affaisse… Un brouillard gris tombe sur mes pensées… Mon tic-tac interne s’accélère… Je ferme les carreaux pour échapper à ce tourbillon lent et creux.
Il me semble que ce doit être ça, la mort… Cette espèce de balancement tiède et indécis, ce satellisme autour d’un vide qui va s’élargissant, s’obscurcissant… Ce… rideau ! Je ne sais pas si je dors, car j’ai une infime notion du temps qui s’écoule… Je sais, au tréfonds de moi, qu’il existe des aiguilles sur des cadrans numérotés jusqu’à douze et que ces aiguilles tournent, chassant la nuit ! La cisaillant doucement, avec une minutie et un déterminisme d’érosion… (Attendez une seconde que je respire. Ce morceau d’anthologie m’épuise ! Le temps de prendre un peu de phosphore et je suis à vous ! Passez-moi une boîte d’allumettes que je les suce ! Merci…)
A un certain moment, je me déboîte du néant, pour ainsi dire. Je me dis qu’il fait jour… Mais je n’ai pas plus de force que le vainqueur de Strasbourg-Paris à la marche lorsqu’il a passé une nuit avec Sophia Loren…
Je suis pantelant…
Et les heures tournent, tournent… Et la clarté diffuse se développe dans le rectangle blanc au fond de la piaule. Je perçois des bruits… Le môme d’à côté qui chiale parce qu’il veut tortorer !
Pauvre petit mec ! Il n’en est pas encore aux recettes de Curnonsky !
D’autres heures passent comme un cours d’eau lent et majestueux… Maintenant il fait grand jour. Il y a même du soleil, mais je suis toujours sans force…
Ma porte s’ouvre. A travers un halo flottant, je vois la silhouette trapue de Dubois… Il traverse la pièce, se penche sur mon lit… Il sent le dehors, le frais, l’eau de Cologne… Je voudrais pouvoir lui dire des choses, mais ma menteuse est bloquée contre mon palais… Pas moyen de l’ouvrir, les gars.
Pas mèche non plus de remuer… Je suis ankylosé… Je ne me sens même pas respirer. Alors, une trouille noirâtre me saisit. Peut-être que je suis paralysé…
Dubois saisit mon bras valide ; il le soulève et le lâche. Je vois sa main passer devant mes yeux et je la reçois sur le menton !
Oui, c’est ça. Je suis fini… J’ai eu une attaque en dormant. Mon accident a dû rompre un vaisseau quelque part dans mon ciboulot et je suis raclé, complètement…
Au secours ! Maman ! A moi… Je ne veux pas… C’est moche, pis : c’est invivable… J’ai l’impression qu’on m’a enfoui dans une masse de ciment frais et que ce ciment « prend ». Il se referme sur moi, pareil à une bouche monstrueuse. Il m’aspire, me dévore, me digère… Je suis foutu ! Merde arabe ! A mon âge, c’est mimi !
Dubois s’en va… Le temps continue à me lécher les pieds comme les vaguelettes du fleuve intarissable…
Je désespère. Je fais des efforts. Une foule d’efforts tous plus surhumains les uns que les autres… Puis je renonce et me rendors… Lorsque je reviens à la réalité, j’ai une bouffée d’enthousiasme car je sens que ça va mieux. Ça n’est pas encore wonderful, mais c’est nettement moins angoissant. J’y vois tout à fait clair et il m’est possible, nonobstant mon infinie faiblesse, de remuer la calbombe de droite à gauche et de proférer — au prix de quel effort de volonté — des paroles…
Je bigle l’horloge, elle marque une heure moins dix. Vous parlez d’une promenade dans le tunnel ! Ça fait quinze plombes que je vadrouille dans le confus…
Je regarde autour de moi, la chambre est vide. Pas de Félicie, pas d’Anne-Marie…
Alors j’attends. J’étudie le fonctionnement de mon corps. Je ne dois pas avoir de fièvre, ou alors très peu. Mon avis, c’est que Dubois a forcé sur le narcotique… Oui, ça doit venir de là, parce qu’à part ça tout est O.K…
M’man a dû venir, Pinuche aussi… C’est curieux, je n’ai pas conscience d’avoir eu ces présences au bord de mon lit. Je devais être vachement sonné !
Dubois apparaît de nouveau.
Il me regarde de près…
— Ah ! tu es réveillé ? demande-t-il.
— Oui.
Je parviens à proférer ce petit mot tout rond, tout simple. Et j’en suis fier comme une maman est fière du premier mot de son bibace.
Il met sa main sur mon front.
— C’est bien ce que je pensais, tu as voulu faire le zigoto hier et tu as gagné le canard…
— Hm ?
Il s’explique.
— Tu fais une congestion pulmonaire, mon petit ami. Ça t’apprendra à vouloir faire le mariole… Tu sais, les surhommes, ça n’existe pas, je suis bien placé pour te l’affirmer !
L’ordure ! On dirait qu’il est content, Dubois… Toujours sa jalousie… Oui, il est satisfait de voir que je paie mes prouesses de la veille.
Je questionne :
— Ma mère ?
— Nous ne l’avons pas encore vue.
On me foutrait un coup de trident dans le bide que ça ne me ferait pas plus d’effet ! Ce que la volonté n’arrivait pas à arracher de ma mollesse générale, l’inquiétude l’obtient.
— Quoi !
— Je te le répète, ta mère n’est pas encore venue…
— Mais…
— Oui ?
Son visage est barré par un gros pli soucieux. Ses yeux ont une fixité qui me fait peur. Il a la même idée que moi, sûrement… IL EST ARRIVE QUELQUE CHOSE A FELICIE.
— Téléphone chez moi.
Il hoche la tête, fait un pas vers le bigophone et décroche. Il sait mon numéro par cœur et il le compose rapidement.
A travers le kilomètre de silence oppressant qui m’enveloppe, je perçois la désespérante musiquette de la tonalité… Mon cœur cogne sur le même rythme. Je la reconnais, cette petite sonnerie. Toutes les installations téléphoniques ont la leur, qui leur est propre…
Cela retentit, trois fois, quatre fois, six fois, dix fois. Entre chaque interruption, j’ai l’espoir insensé qu’on va décrocher et que Félicie dira :
— Allô !
Mais non, la réponse est toujours la même, lugubre, métallique, invariable !
Dubois remet le combiné à son râtelier.
— Personne ! fait-il.
Maintenant, je peux parler couramment.
— Il faut savoir, dis-je.
— Mais encore ?
Le doc est indécis, troublé.
— Appelle Auteuil 38–66…
— Ça correspond à quoi ?
— C’est chez un de mes collègues. Félicie devait y passer hier soir, tu sais ? Demande si on l’a vue.
Il fait le nouveau numéro. Ça tarde à répondre, because la mère Pinaud, à ces heures, doit se farcir le garçon boucher. Mais on décroche.
Dubois annonce qu’il téléphone de ma part et demande si on a vu ma mère, la veille au soir.
J’identifie la voix de la mère Pinuche. Elle chevrote un peu comme chaque fois qu’elle en prend un coup dans les galoches.
— Non… Pourquoi ?
— Je vous remercie, coupe Dubois.
Il raccroche.
— Tu aurais dû lui dire que son mari vienne me parler, fais-je.
— Nous n’aurons qu’à rappeler.
— Qu’est-il arrivé à ma mère ?
— Elle a peut-être eu un accident, suggère Dubois.
— Où l’as-tu laissée, hier ?
— A la station Grenelle. Elle s’est engagée dans l’escalier du métro aérien…
— Téléphone pour savoir si, dans les hôpitaux… ou ailleurs.
Il a pitié de mon anxiété.
— Calme-toi, San-Antonio… Ça n’avancera à rien de te mettre martel en tête ! Je vais aller téléphoner dans mon bureau et je te tiendrai au courant.