Au dos, je lis minute. Donc, pas d’erreur. Au lieu de faire de la tempé comme le prétend Dubois, j’ai plutôt tendance à faire de la faiblesse… A moins que ma fièvre ne soit tombée because la pénicilline ? Si vite, ça serait surprenant tout de même.
Une angoisse indéfinissable me point. Je réfléchis un bon moment, comme je ne l’ai pas fait jusqu’alors.
Il est onze heures quand je stoppe les frais. Mes pensées sont trop déprimantes… Je ressens une furieuse envie de pisser. C’est humain et il n’y a pas à s’en cacher… Malheureusement, on n’a pas laissé de pistolet à ma disposition. Heureusement, parce que pisser dans un pistolet, ça serait un comble pour un flic !
Je rampe au bord de mon lit et je laisse couler mes cannes hors du matelas. Mes orteils prudents entrent en contact avec le plancher. C’est froid et perfide… Le sol me semble plein de maléfices.
Je concentre mon courage et j’arrive à me mettre droit. Pardon ! Vous parlez d’une valse lente ! La chambre vient de prendre un infernal mouvement de rotation. Le lit, le plafond, la table de chevet, tout cela chancelle… Moi aussi, d’ailleurs. Je me cramponne au montant du lit, juste à temps, parce que le poids de mon épaule plâtrée m’entraîne, je n’ai pas la force de résister.
Mon regard tombe sur le flacon de whisky… Je le débouche en tremblant et je l’entonne. Il me galvanise davantage que si j’entonnais le « Chant du départ »…
J’en bois la valeur d’un verre à vin. Un torrent de plomb en fusion coule dans mon intimité… Je secoue la tête dans un terrible hoquet et manque aller au refile ! Oh ! Oh ! voilà qui montre clairement mon état de délabrement.
Mon lutin personnel — vous savez, ce petit mec invisible qui me prend toujours à partie lorsque je m’apprête à faire une bêtise — pour une fois m’exhorte…
« Allons, San-Antonio. Du courage… Fais un effort ! Vas-y, mon gars… Vas-y… »
Et j’y vais, les gars ! J’y vais… Le voilà bien, le miracle attendu…
Je titube à mort, mais je parviens à traverser la pièce. Je m’adosse au montant de la lourde, sur mon épaule cassée, ce qui m’enfonce mille vrilles acérées par tout le corps.
Une seconde, je manque me répandre sur le plancher, mais je surmonte cet effondrement et j’ouvre la lourde. Moins juste ! Je me trouve dans un couloir peint en blanc. A l’autre extrémité se trouve une petite pièce dont la porte est ouverte. J’entends le bruit régulier d’une respiration. Je suppose qu’il s’agit de la chambre d’Anne-Marie…
Je me dirige dans la direction contraire, c’est-à-dire vers la grande porte. Je suis en liquette et pieds nus, mais je n’en ai cure !
Sans bruit, j’atteins la porte… L’ouverture en est simple : un loquet… Je le tire et le vantail obéit…
Je laisse ouvert pour éviter tout grincement… Mal m’en prend (si l’on peut dire) un courant d’air claque la lourde. Ça fait un fracas dans le silence… Je fonce dans l’escalier, quand je dis je fonce, c’est une simple façon de parler (simple et défectueuse) car mon premier mouvement consiste à me pencher en avant et à cramponner la rampe…
Je l’ai de justesse, la garce ! Maintenant, il va falloir descendre ! Ça, c’est le méchant turbin.
Je lève une latte et la pose sur la marche inférieure. Mon être n’est plus qu’une immense blessure, qu’un foyer douloureux que chacun de mes gestes attise…
Mais il faut ! IL FAUT !
Et comme il faut, je descends… Vas-y, Lazare ! Une, deux, trois marches…
La porte se rouvre. J’ai la vision d’Anne-Marie en culotte et soutien-choses… Elle pousse une exclamation et regagne sa base d’envol précipitamment. Elle n’a pas osé se lancer à ma poursuite ainsi dévêtue…
Elle a plus de pudeur que moi, la belle enfant…
Je sue comme un carré de gruyère oublié en plein Sahara. Vas-y, San-Antonio !
Cinq marches… Six.
Voilà un point périlleux, l’escalier décrit une courbe et, de ce fait, quelques marches du virage sont étroites au bord de la rampe. Si j’en rate une, je n’aurai pas la force de me rattraper et j’irai valdinguer dans les profondeurs…
Il ne faut pas… Ma gorge est nouée. Je ne parviens pas décoller ma langue de mon palais. J’ai envie de vomir et mes cannes se font de plus en plus faibles !
Oh ! ce que j’en rote, les aminches ! Jamais je n’arriverai au bas de ces trois étages… Non, jamais !
Je réussis cependant le virage… Me voici en vue du palier inférieur. Là ! Seulement il y en a encore deux et celui-ci m’a pompé… Je sais ce que je vais faire… Oui, je sais…
En soufflant et ahanant, je parviens à l’étage au-dessous. Deux portes ! La plus proche m’offre sa sonnette. Je tends la main. Mon index rate l’anneau… Je trébuche, me raccroche… J’étends à nouveau le bras, mais je n’ai pas le temps d’empoigner la sonnette… L’autre porte, celle de l’appartement de Dubois, s’ouvre violemment, et mon pote jaillit, en pyjama ! Il se précipite sur moi, me ceinture…
— Tu es fou ! s’écrie-t-il.
J’en suis à me demander si au fond je ne délire pas. Il me saisit à bras-le-corps et m’arrache du palier. Il me fait grimper trois marches d’un seul coup, s’arrête pour souffler et me hisse de trois autres marches.
— Laisse-moi ! fais-je en essayant de me débattre.
Mais ma pauvre carcasse ruinée par la souffrance n’a plus de défense. Je suis une espèce de sac de pommes qui se laisse trimbaler.
En six à-coups, il me monte à l’étage que je viens de quitter. Il me pousse à l’intérieur. Anne-Marie rabat la porte et la verrouille. Dubois est écarlate. Lui aussi est essoufflé… Il se tient la poitrine…
Moi, je récupère un poil.
— Tu es costaud, admets-je.
Il fait un signe affirmatif.
— Je me demandais comment tu avais eu la force d’étrangler Vignaz, ajouté-je. Maintenant je ne me le demande plus !
MES MÉNINGES AU BOULOT.
Tout d’un coup, le regard de Dubois devient glacé et son visage entier se transforme. C’est curieux comme certaines gens sont à double face. Voilà plus de dix ans que je connais le toubib… Je le prenais pour un brave type, un poil refoulé sur les bords, pour un mou, un cocu en puissance… Et puis soudain, surgit de ce personnage falot, un autre, entièrement nouveau… Un type capable de combiner des meurtres et de les accomplir ; capable de porter quatre-vingts et quelques kilos dans un escalier…
Le crime lui confère une espèce de grandeur étrange.
Anne-Marie nous regarde avec affolement.
— Il délire, murmure-t-elle.
Dubois s’avance à nouveau sur moi. Il me saisit par le col de ma chemise et me secoue, sans égard pour mon épaule et mes côtes cassées.
— Qu’est-ce que tu dis ? gronde-t-il. Qu’est-ce que tu dis ?
— La vérité, doc, tu le sais bien !
J’ai parlé d’une voix faible. La douleur m’emmène tout au bout de la résistance humaine, près d’un néant éclaboussé d’étincelles.
Alors Dubois pique une espèce de crise.
Il me secoue comme un prunier. Ma tête frappe la cloison. La souffrance a raison de ma lucidité. Je bascule dans le noir… J’ai juste le temps de percevoir la voix harmonieuse d’Anne-Marie disant à mon agresseur :
— Attention ! docteur, songez aux autres ma…
Plus rien.
Mais ça ne dure pas. C’est ce qu’en langage de boxe, on nomme un knock-down… A peine évanoui, je reviens à moi.