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Je tourne ma tête de côté afin d’échapper au regard meurtrier de Dubois… Et je me mets à chialer doucement, sans douleur, sans vrai chagrin, parce que j’ai obscurément conscience de la stupidité de la vie et de sa trajectoire insensée !

Du temps encore… Je perds de plus en plus la notion des mesures… J’ai des éclairs de lucidité vite happés par mon néant…

Par instants, je perçois un bruit que je ne peux identifier. J’éprouve une sensation fugace. Ou bien je vois, sans la « réaliser », une forme, une couleur, une luminosité… Je sais tout au fond de moi que je suis le chemin velouté qui conduit à la mort… Et, chose curieuse, je n’ai aucun sursaut ! Je m’en fous éperdument, é-per-du-ment !

Je ne dors pas non plus… Non, ce n’est pas ça le sommeil ! Je stagne dans une torpeur noire… dans une paralysie totale… Je dure sans but, sans le désirer. Je me poursuis confusément… Tout cela ne veut rien dire. Je n’ai pas de mémoire, pas d’espoir… Il y a un infini brouillard dans lequel je chute… Et je tombe, sans fin, sans fin… C’est doux…

Parfois, sans que je puisse, ni veuille, en mesurer l’espacement, des mots forcent mon entendement.

— Il baisse… s’affaiblit… pour longtemps…

Je devine qu’il s’agit de moi. Et je ne comprends pas. Puis, brusquement, ma lucidité s’épanouit… le voile se déchire et j’aperçois Dubois, immobile au pied de mon lit.

— Tu m’entends ? demande-t-il.

Je bats des paupières… Pas mèche de jacter. Ma menteuse est en plomb… elle pèse une tonne dans mon clappoir.

— Bon, alors, écoute-moi, San-Antonio. C’est pour cette nuit…

Je dois réussir à exprimer l’indécision, car il précise :

— Tu vas mourir dans quelques heures… d’une pneumonie aiguë. Tu comprends ?

Je bats des paupières à nouveau… Mourir ? Oui, ça je pige !

Ce qui me surprend, même, c’est d’être encore vivant, lucide ! Il continue :

— Je suis parvenu, à force de piqûres, à t’amener au bord du coma… Des gens sont venus te voir, des collègues à toi, des amis… Un cousin !.. Ta mère est prévenue aussi… A cause de sa jambe, elle ne peut pas se déplacer, mais elle sait que son fils ne passera pas la journée… Tout à l’heure, tu auras la suprême piqûre… J’ai un peu tardé à la faire, car j’ai tenu à t’accorder quelques instants de lucidité pour que tu comprennes bien…

Le fumier ! Jamais, au cours de ma carrière, pourtant fournie, je n’ai rencontré un criminel aussi machiavélique… Dubois me supprime lentement, officiellement, sous les yeux mêmes de tous les cracks de la police ! Son crime est un crime parfait ! Plus que parfait ! Il comptera dans les annales du meurtre ! Il aura mené son affaire de main de maître, avec une précision extraordinaire… Il s’est entouré de toutes les précautions, il n’a rien laissé au hasard…

Il va me tuer et signer le permis d’inhumer. C’est absolument formidable… Mes collègues sont venus et, devant eux, il a continué à me faire les piqûres maudites qui me tuent. Depuis combien de temps flotté-je ainsi entre la vie et la mort ? Des jours ? Pourquoi pas ?… Quelle misère !

Il pousse un soupir…

— Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire… Les grands événements ont ceci de particulier, c’est qu’on peut les résumer en peu de mots.

Content de cette phrase sentencieuse, il sourit…

— Adieu, murmure-t-il. J’espère pour toi que ça se passera bien.

Il sort sur ces mots…

Je médite un peu, tant bien que mal, parce que ça vacille singulièrement sous ma coiffe.

Il a parlé de Félicie avec sa jambe cassée… Alors ce serait donc vrai ? Ma vieille est sauve ? Pff ! que lui importera la vie lorsque je serai claqué ? Je suis inerte… Pas moyen de remuer, fût-ce le petit doigt… Voilà des jours qu’on ne m’alimente plus du tout et qu’on me détruit scientifiquement.

Je n’ai plus rien à tenter…

Dubois revient, flanqué d’Anne-Marie… Je jette un suprême coup d’œil à cette dernière, mais elle détourne les yeux…

Elle tient la seringue fatale sur un plateau. Elle pose le plateau sur la table de chevet, saisit la seringue. Mais Dubois intervient.

— Non, moi, fait-il.

Il veut accomplir lui-même le geste qui m’achèvera… Il se penche. Tout en bas de mon être, il y a la furtive sensation de froid… Je me crispe… C’est fait…

Il lève la seringue avec un air de triomphe… Elle est vide.

— Voilà, dit-il. Il ne reste plus qu’à attendre… Ce ne sera pas long !

Il s’assied à mon chevet et me regarde. Non, ça n’est pas moi qu’il regarde, c’est la mort qu’il guette… Il attend qu’elle se manifeste sur mon visage émacié… Alors, il aura vraiment gagné !

Anne-Marie sort un instant… Elle revient presque aussitôt, en disant :

— Docteur, téléphone.

Dubois a un petit geste d’agacement… Il ne dit rien, hésite, puis quitte la pièce précipitamment.

Alors Anne-Marie se penche vivement sur moi.

— Vous pouvez m’entendre ?

Je lui crie oui, de tout mon être inerte et muet. Elle a un petit geste réjoui.

— Je vous en supplie, débrouillez-vous, faites comme si vous mouriez… Je rabattrai le drap sur votre visage… Ne bougez pas, respirez le moins possible… Et attendez que je vous sorte de là… Attendez ! Il y avait de l’eau dans la seringue, je…

Elle se redresse car Dubois est de retour.

— Que faites-vous ? grommelle-t-il.

— Je crois bien qu’il…

Mon petit lutin réussit à me parler, de loin, de très très loin.

— Fais le mort, San-Antonio, chuchote-t-il…

Je révulse mes yeux et entrouvre un peu les lèvres en laissant échapper comme une faible plainte…

— Oui, dit Dubois, il tient le bon bout… Il ajoute :

— Où avez-vous pris qu’on m’appelait au téléphone ?

J’entends la voix calme d’Anne-Marie…

— La communication a dû être coupée, ça venait de la banlieue ou d’un standard… On rappellera…

Sa tranquillité a raison des doutes du docteur.

Il attend… J’exhale un soupir et je me raidis. Pourvu que ça prenne…

Il ne s’approche pas du lit. Depuis la chaise, il dit :

— Et voilà le travail !

Anne-Marie met ses doigts en fourche sur mes yeux et me baisse les paupières…

Je m’immobilise comme une pierre. A force de volonté, j’arrive à me faire aussi dense et rigide qu’un mort.

— Il vient de passer, annonce-t-elle.

— Bon voyage, dit ce salaud.

Anne-Marie saisit le bord du drap et le tire sur mon visage.

C’est coquet. Voilà une sensation absolument neuve pour moi…

A travers l’étoffe, j’entends la voix de Dubois :

— Eh ! Pas si vite… Il faut l’habiller…

— Avec son plâtre, c’est impossible ! dit-elle.

— Au moins lui passer un pantalon…

Voilà un vache pépin, les gars… Dubois est toubib… Il me considère comme étant mort parce qu’il vient de m’administrer quelque chose qui doit me tuer… Mais s’il se met à me manipuler, il verra bien que je suis toujours vivant…

— Je vais m’en occuper ! dit-elle à haute voix.

Elle retire le drap. Je continue à me laisser aller totalement…

— Non, laissez-moi faire ! dit Dubois, ça n’est pas un travail de femme.

— Ça n’est pas la première fois que je m’occupe d’un mort. Laissez-moi agir… Je m’y connais… Vous, vous avez du travail, ne l’oubliez pas !

Il émet un petit grognement gentil et sort…

Anne-Marie se place dos à la porte et m’enfile mon pantalon. J’ouvre un œil, mais elle me fait signe de continuer à jouer le jeu… Elle se méfie de Dubois, probablement.