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— Je ne suis pas de ton avis, déclare-t-il. Mme Vignaz faisait de la dépression… C’est dire, en langage commun, qu’elle était aux frontières de la folie… Le fait d’acheter un rasoir est un geste de fou…

— Bon… Si elle l’a acheté, nous le saurons. Les marchands se souviendront d’elle. On ne vend plus beaucoup de rasoirs à main, de nos jours, et surtout pas à des femmes !

Il hausse les épaules…

— Et après ? s’inquiète-t-il.

— Après ? J’y arrive… Il y avait un revolver dans le tiroir de la commode. Un bon vieux pétard 6.35, sous une pile de draps… Il est en parfait état de fonctionnement et contient quatre balles… C’est largement suffisant lorsqu’on veut se suicider…

— Je te répète qu’elle n’avait pas toute sa raison…

— Elle, d’accord ! Mais son mari ?

— Je ne comprends pas…

— C’est pourtant facile.

— Tu trouves ?

— Que Vignaz ait eu un intense coup de désespoir en découvrant le cadavre de sa femme, d’accord… Qu’il ait éprouvé le besoin de se réfugier dans l’au-delà, re-d’accord… Mais qu’il y soit allé de cette façon grand-guignolesque alors qu’il avait un bon petit pétard à portée de la main, je me refuse à le croire…

— Pourquoi ?

— Parce que, pour s’étrangler avec un fil téléphonique, il faut y mettre une telle bonne volonté qu’on atteint au sadisme ! Or Vignaz n’était, semble-t-il, qu’un homme ravagé par une catastrophe… S’il voulait mourir, une balle dans la tête suffisait…

— Il n’a peut-être pas pensé au revolver ?

— Allons donc, on n’oublie pas une telle présence chez soi.

A bout de protestations, Dubois finit son verre de fine. Il croise ses mains sur sa poitrine et rêvasse, les yeux dans du flou.

Sa femme est croulante de nourriture. On dirait une monstrueuse chose visqueuse abandonnée sur un fauteuil. Elle réprime de petits rots pleins de distinction.

— Dis donc, San-Antonio…

C’est Dubois qui parle.

— Oui ?

— Pourquoi n’as-tu pas fait part de tes impressions à ton collègue ?

Je souris et tranquillement allume une cigarette.

— Il y a chez les poulets une rivalité, comme chez les peintres ou les acteurs de théâtre, mon pauvre chéri ! Qu’il fasse son enquête, moi je ferai la mienne… Je connais Mignon, il va droit à la conclusion au suicide ! C’est un paresseux…

Dubois sourcille :

— Ton enquête ! Mais… tu n’es pas de la P.J. !

— Et alors ? J’ai bien le droit d’avoir un violon d’Ingres. Justement, j’ai huit jours de congé, je vais m’amuser…

Il sourit.

— Toi, alors !

— Que veux-tu, la police, c’est un virus… J’ai besoin de bouffer du criminel à tous mes repas… Le mystère, c’est mon aliment de base. Comme le bifteck-frites pour les militaires…

Il rit.

— Quel phénomène ! soupire la grosse vache à côté.

Dubois se lève…

— J’ai besoin de remontant, ce soir, je vais te faire goûter à mon nouveau champagne… Je l’ai rapporté moi-même d’un petit voyage dans la Marne. C’est du cordon noir de l’année passée, tu m’en diras des nouvelles…

Pas moyen de résister, malgré l’envie que j’ai de leur fausser compagnie…

— Tu ne trouves pas qu’il se fait tard et que…

— Bonté divine ! tu ne vas pas me dire que tu as sommeil, toi, après ce que nous venons de voir !

— Non…

— Je descends à la cave, fais la causette avec Gertrude en attendant !

Il se met un béret sur la coupole et va cueillir une lampe électrique dans sa cuisine.

Il est bath, le gars… On dirait un chef d’îlot de la petite dernière… Ça me rappelle la belle époque où les avions venaient poser culotte au-dessus des bonnes populations endormies.

Je reste en tête-à-tête avec la gravosse.

Elle me sourit languissamment. On peut pas croire que c’est une femme… Elle n’a plus de formes, plus d’apparences… C’est juste un monstrueux tas de viande faisandée qui mène une vie d’infusoire dans un appartement bourgeois… Elle prépare des mets choisis pendant que son toubib de mari examine les bonnes vieilles chetouilles du quartier.

Je me demande si Dubois la grimpe encore, sa bergère ! Si oui, ça doit être un spectacle à sensation ! Une expédition pareille, ça doit se préparer des mois à l’avance, comme celle de Bombard !

Je l’imagine, Dubois, à l’assaut de son Annapurna ! Je le vois escalader les pentes de sa grognace, le piolet à la main !

Il doit lui falloir une carte d’état-major pour s’y retrouver ! Et de bramer une chanson de route, le doc, afin de se donner du cœur au turf ! « Les montagnards sont làga ! » ou quelque chose d’aussi altier… S’agit pas de paumer sa boussole parce qu’alors, c’est tout de suite la grosse panique dans la caravane ! Il a des fusées de secours dans le sac tyrolien pour alerter les mecs de la vallée en cas de coup dur !

Oui, j’imagine tout ça en vista-vision !

— Vous semblez rêver, observe le cétacé…

Je rougis stupidement.

— Je faisais un cauchemar, Gertrude !

Elle n’insiste pas… Je la chasse de mes pensées avec un bulldozer ! Et là-dessus, son Dubois radine… Il tient une boutanche de roteuse par le goulot…

— Elle ne sera pas frappée, mais fraîche, annonce-t-il. A moins que tu ne préfères attendre ?

— Non, c’est au poil, je n’aime pas le champe glacé, il perd son bouquet !

Il annonce trois coupes, en emplit une qu’il tend à son Everest ! La gravosse porte un toast rapide à ma santé et, pour le plus grand bien de la sienne, s’expédie la boisson gazeuse dans les profondeurs insondables…

Ça fait « vlouff » et la coupe est aussi vide qu’un article de fond du Figaro !

Elle m’écœure, décidément. Je ne suis pas près de remettre les lattes dans son univers… Autant se retirer dans une motte de beurre !

Estimant que j’ai assez sacrifié aux lois cruelles des convenances, je me lève, bien décidé à braver tous les obstacles.

Mais les Dubois ne me retiennent plus. Mon copain s’excuse éperdument pour la soirée. Sa femme déplore son cassoulet et me propose d’en emporter pour Félicie, ma brave femme de vioque.

Je réfute… Son cassoulet, elle peut se le faire injecter par piqûres intraveineuses… Je n’en ai rien à fiche… Il me rappellerait un dîner trop pénible.

— Tiens-moi au courant de ton enquête, me demande Dubois.

— Tu peux y compter, gars. D’autant plus que j’aurai peut-être besoin de ton précieux concours !

— A ton service…

La baleine ramène ses fanons.

— Et faites-vous moins rare, San-Antonio… Je fais de l’ailloli tous les vendredis. Le mercredi, j’ai du lapin à la moutarde, si vous l’aimez !

J’assure à Gertrude que je reviendrai très bientôt. Elle s’ouvre en deux, comme une courge trop mûre, ce qui est sa manière à elle de sourire…

Je presse timidement la livre de ratatouille niçoise qui lui sert de main et je m’esbigne, accompagné jusqu’à la lourde par le toubib, plus préoccupé que jamais…

CHANGEMENT DE DIRECTION !

Je regagne mon domicile en pensant à cette étrange soirée. Y a des gens qui sont marqués par leur profession ; exemple, Bibi ! Je passe ma vie à enquêter, et, dès que je bénéficie de quelques jours de vacances, il se produit un quelque chose de ce format !

Plus j’y songe, plus je suis persuadé qu’il s’agit d’un double meurtre… Dubois avait raison de me faire des objections… Elles jettent un doute sur le plan raisonnement, mais elles renforcent mon sentiment intime, le seul qui compte pour un poulet… IL Y A EU MEURTRE ! J’en filerais ma tronche à couper, et pourtant je tiens à mon cigare. Ce qui me crie cet avertissement, c’est la façon dont est cané Vignaz… On l’aurait trouvé avec une dragée dans le berlingot, j’aurais accepté… Mais cette strangulation à base de P.T.T., décidément, est invraisemblable…