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Billy est allé s’asseoir dans une salle d’attente. Il n’était pas encore veuf. Il a senti quelque chose de dur sous le coussin trop rebondi de sa chaise. Il a extirpé sa trouvaille, un livre, L’Exécution du soldat Slovik, de William Bradford Huie. C’était le compte rendu fidèle de la mort du soldat de deuxième classe Eddie D. Slovik, 36896415, seul homme de l’armée américaine à avoir été passé par les armes pour lâcheté depuis la guerre civile. C’est la vie.

Billy a pris connaissance de l’opinion d’un rapporteur de l’état-major qui avait conduit la révision du procès de Slovik ; cela s’achevait ainsi : Il a ouvertement défié l’autorité du gouvernement, et le sort de toute discipline dépend de la fermeté que l’on manifeste devant semblable provocation. Si la peine de mort a jamais été infligée pour désertion, elle s’impose dans le cas présent, non en tant que punition ou châtiment, mais afin de maintenir la discipline sans laquelle une armée ne saurait vaincre l’ennemi. L’indulgence n’a pas été invoquée lors du jugement et nous ne la conseillons pas davantage. C’est la vie.

Billy a battu des paupières en 1965 et a fait un petit voyage vers l’année 1958. Il assistait à un banquet en l’honneur d’un club junior de baseball dont son fils Robert était membre. L’entraîneur, un célibataire endurci, avait la parole. L’émotion lui nouait la gorge.

Je jure devant Dieu qui nous écoute, assurait-il, que je serais fier de n’être rien d’autre que le soigneur de ces gamins.

Billy a de nouveau battu de la paupière et il a refait surface en 1961. C’était le Nouvel An et Billy s’était honteusement saoulé à un cocktail où tout le monde travaillait dans l’optique ou bien était marié à un opticien.

En général Billy boit modérément, car la guerre n’a pas arrangé son estomac, mais il en tient une bonne ce soir-là et trompe sa femme Valencia pour la première et dernière fois. Il a réussi à convaincre une dame de le suivre dans la buanderie et de se jucher sur le séchoir à gaz qui est en marche.

Elle aussi est complètement ivre et aide Billy à lui ôter sa gaine.

— De quoi vouliez-vous parler ? dit-elle.

— C’est sans importance, réplique Billy.

Il estime en toute honnêteté que c’est sans importance. Le nom de la femme lui est totalement sorti de l’esprit.

— Pourquoi on vous appelle Billy au lieu de William ?

— Pour les affaires.

C’est exact. Son beau-père, qui possède l’école d’opticiens d’Ilium et a établi Billy dans la profession, est un génie dans son domaine. Il pousse Billy à encourager les gens qui utilisent son surnom : il leur restera en mémoire. De plus, ça lui confère une sorte d’auréole car il n’y a aucun Billy adulte dans le voisinage. Et tout le monde se sent obligé de le considérer d’emblée comme un ami.

Une scène très désagréable se déroulait alors, au cours de laquelle les invités exprimaient leur dégoût à l’égard de Billy et de sa compagne ; Billy reprenait ses sens dans sa voiture, à la recherche du volant.

Là réside le point essentiel : localiser la direction. Au début, Billy tente sa chance en jouant les moulins à vent. Comme cela ne le mène à rien, il se fait méthodique, menant son exploration de telle façon que l’engin ne puisse s’esquiver. Il commence tout contre la portière de gauche, fouille chaque centimètre carré de surface en face de lui. Toujours bredouille, il se pousse de quinze centimètres, repart dans sa quête. C’est pas croyable, il finit collé à la portière de droite et toujours pas de volant. Quelqu’un doit le lui avoir fauché. Cela l’irrite et lui fait perdre la notion des choses.

Sur le siège arrière, il avait peu de chances de dénicher ce fameux volant.

On essayait d’arracher Billy à sa torpeur. Il était encore sous l’effet de l’alcool et de la colère provoquée par le vol du volant. C’était de nouveau la Seconde Guerre mondiale, de l’autre côté des lignes allemandes. La personne qui le secouait était Roland Fumeux. Le voilà qui empoigne à deux mains le devant du blouson de Billy. Il claque Billy contre un arbre, le rattrape pour le projeter dans la direction qu’il est censé emprunter de son propre élan.

Billy reste planté là, secoue la tête.

— Continue tout seul.

— Hein ?

— Les gars, allez-y sans moi. Je gaze.

— Tu quoi ?

— Ça marche.

— Bon Dieu, je ne pourrais pas supporter de faire du mal à un mec, énonce Fumeux à travers cinq épaisseurs humides d’écharpe tricotée main.

Billy n’a jamais vu son visage. Il a tenté de se le représenter, a imaginé un crapaud dans un aquarium.

À coups de pied, à coups de coude, Fumeux propulse Billy sur quatre cents mètres. Les éclaireurs attendent entre les berges d’un ruisseau gelé. Ils ont entendu le chien. Et aussi des hommes qui échangent des cris, à la façon de chasseurs qui ont une idée bien précise de l’endroit où se tapit leur proie.

Les rives sont assez élevées pour que les éclaireurs se tiennent debout sans être découverts. Billy chancelle grotesquement, en descendant la côte. Sur ses talons, Fumeux cliquetant, tintant, tintinnabulant, en eau.

— Le v’là, les copains, clame Fumeux. Y veut pas vivre, mais faudra bien qu’il s’y fasse. Quand il sera sorti d’là, c’est aux Trois Mousquetaires qu’il le devra.

C’est une révélation pour les éclaireurs d’apprendre que Fumeux les élève, ainsi que lui-même, au rang de mousquetaires.

Billy, dans le lit du ruisseau, se sent lui, Billy Pèlerin, tourner tout doucement en vapeur. Si seulement on lui foutait la paix un petit instant, réfléchissait-il, il ne causerait plus d’ennuis à qui que ce soit. Il s’évaporerait, irait flotter au sommet des arbres.

Quelque part le molosse hurla. La peur, l’écho et les silences hivernaux s’y mettant, ce chien jouissait d’une voix aussi puissante qu’un gong de bronze.

Roland Fumeux, dix-huit ans d’âge, s’insinua entre les deux éclaireurs, leur enveloppa les épaules d’un bras pesant.

— Où en sont les Trois Mousquetaires ? interrogea-t-il.

Billy Pèlerin s’offrait une merveilleuse hallucination. Il porte des chaussettes de sport blanches, sèches et chaudes, il patine sur le plancher d’une salle de danse. Des milliers de spectateurs l’encouragent. Il ne s’agissait plus d’escapade dans le temps.

Ça n’était jamais arrivé, ne se produirait jamais. C’était le délire d’un jeune homme mourant dans des souliers pleins de neige.

L’un des éclaireurs baissa le front, un jet de salive dégoulina de ses lèvres. L’autre l’imita.

Ils pesaient les effets infimes du crachat sur la neige et l’histoire. Tous deux étaient petits et agiles. Ils avaient passé les lignes allemandes bien des fois auparavant, subsistant comme des créatures des bois, vivant dans l’instant, sous le coup d’une terreur solitaire, raisonnant sans cerveau, avec leurs fibres nerveuses.

Ils se dégageaient des bras fraternels de Fumeux. Ils le prévenaient que lui-même et Billy feraient bien de trouver quelqu’un à qui se rendre. Les éclaireurs ne poireauteraient plus pour eux.

Et ils laissèrent choir Fumeux et Billy dans le lit du ruisseau.

Billy Pèlerin poursuit ses évolutions, se livre sur ses chaussettes à des figures que tout un chacun jugerait impossibles : pirouettes, arrêt brusque sur une pièce de dix sous, et tout et tout ! Les bravos s’éternisent mais le ton se modifie au fur et à mesure que l’hallucination cède à l’odyssée dans le temps.