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Billy a renoncé à ses arabesques, s’est immobilisé derrière un micro dans un restaurant chinois d’Ilium, État de New York, au début d’un après-midi de l’automne 1957. Les membres du Rotary Club lui décernaient une vibrante ovation. On venait de l’élire président et il se devait de prononcer un discours. Il est vert de peur, persuadé qu’une erreur effrayante a été commise. Tous ces gens prospères et sans faille s’apercevront qu’ils ont choisi une ridicule épave. Ils l’entendront nasiller comme il le faisait pendant la guerre. Il déglutit, sachant qu’il a pour tout larynx un misérable sifflet taillé dans une branche de saule. Pis que cela : il n’a rien à dire. La foule se calme. Tout le monde est rose et épanoui.

Billy ouvre la bouche, un timbre riche, profond, résonne. Sa voix est un instrument splendide. On l’applaudit à tout rompre aux plaisanteries qu’elle émet. Elle effleure le grave, se permet d’autres facéties, achève sur une note d’humilité. La clé du miracle : Billy avait pris des cours de diction.

Et le voilà de nouveau sur le ruisseau gelé. Et Roland Fumeux était sur le point de le dérouiller à lui en faire gicler les tripes.

Fumeux était agité d’un courroux tragique. On l’avait encore laissé choir. Il enfouit son pistolet dans son étui. Il glissa son couteau dans sa gaine. Lame triangulaire et rainures pour l’écoulement du sang sur les trois faces. Puis il secoua Billy comme un prunier, fit grelotter son squelette, le cogna contre le talus.

Fumeux aboyait et pleurnichait au travers de ses épaisseurs d’écharpe tricotée main. Il bafouillait qu’il avait fait des sacrifices pour Billy. Il s’étendait sur la piété et l’héroïsme des Trois Mousquetaires, donnait une description aux couleurs grandioses et passionnées de leur vertu, de leur désintéressement, de la gloire immortelle qu’ils s’étaient acquise et des services inestimables qu’ils avaient rendus à la chrétienté.

Fumeux était persuadé que c’était par la seule faute de Billy que ce groupe valeureux n’existait plus, et ça coûterait cher à Billy. Fumeux lui allongea un marron sur le coin de la mâchoire, le cueillit sur son talus et l’envoya s’affaler sur la glace recouverte de neige. Billy était à quatre pattes sur la surface gelée, Fumeux lui tapait à coups de pied dans les côtes, le faisant basculer sur le côté. Billy essayait de se rouler en boule.

— Tu ne devrais même pas être dans l’armée, lâcha Fumeux.

Billy égrenait sans le vouloir des sons convulsifs qui tenaient beaucoup du rire.

— Tu penses que c’est drôle, hein ? s’enquit Fumeux.

Il fit le tour, se dirigea vers le dos de Billy. Sous les bourrades, le blouson, la chemise, le maillot de Billy étaient remontés jusqu’aux épaules si bien que son épine dorsale était nue. A quelques centimètres de l’extrémité des croquenots de Fumeux se gonflaient les pitoyables boutons de bottine qui constituaient apparemment la colonne vertébrale de Billy.

Fumeux leva la botte droite, ajusta le tir en direction du tube qui contenait tant de fils conducteurs vitaux de Billy. Fumeux allait fracasser ce tube.

C’est alors qu’il remarqua son public. Cinq soldats allemands et un chien policier tenu en laisse examinaient d’en haut le lit du cours d’eau. Les yeux bleus des soldats étaient remplis d’une curiosité toute civile et chassieuse : comment expliquer qu’un Américain soit en train d’en assassiner un autre, si loin de chez eux, et pourquoi le second se marre-t-il ?

3

Les Allemands et les chiens étaient engagés dans une opération militaire qui porte un nom aussi amusant qu’éloquent, une de ces aventures humaines qu’on décrit rarement en détail et dont la mention seule, aux informations ou sous la plume d’un historien, procure à de nombreux fervents de la guerre une espèce de satisfaction post-coïtale. C’est, dans l’imagination des mordus de la bagarre, le jeu amoureux exquisement nonchalant qui succède à l’orgasme de la victoire. En d’autres termes, « le nettoyage ».

Le chien dont les aboiements semblaient si féroces dans l’infini de l’hiver était un berger allemand femelle. Elle frissonnait. Elle avait la queue entre les jambes. On l’avait empruntée à un fermier le matin même. Elle n’était jamais allée au combat. Elle n’avait aucune idée du jeu qu’on jouait. Elle s’appelait Princesse.

Deux des Allemands étaient des adolescents. Deux, de vieux bonshommes délabrés, bavants, aussi édentés que des carpes. C’était des francs-tireurs, armés et vêtus de dépouilles disparates arrachées à de vrais soldats morts depuis peu. C’est la vie. Des fermiers du voisinage qui avaient tout juste traversé la frontière.

Ils étaient sous les ordres d’un caporal d’âge mûr, aux yeux rougis, décharné, coriace comme viande boucanée, dégoûté de la guerre. Il avait reçu quatre blessures, avait été rapetassé, puis renvoyé au casse-pipe. Un fort bon soldat, prêt à tout abandonner pour trouver quelqu’un à qui se rendre. Ses jambes torses étaient engoncées dans des bottes de cavalerie blondes qu’il avait enlevées à un colonel hongrois sur le front russe. C’est la vie.

Ces bottes représentaient l’essentiel de son avoir en ce bas monde. Elles lui tenaient lieu de foyer. Anecdote : un jour, une recrue l’observait tandis qu’il graissait et polissait ces merveilles ; il lui en tendit une, déclara :

— Si tu regardes le fond du fond, tu verras Adam et Eve.

Billy Pèlerin n’avait pas entendu l’anecdote. Mais aplati sur la glace, le regard rivé à la patine des bottes du caporal, Billy démêlait Adam et Eve dans l’abîme doré. Ils étaient nus. Ils étaient si innocents, si fragiles, tellement désireux de bien faire. Billy Pèlerin les aurait embrassés.

À côté des bottes, deux pieds emmaillotés de vieux chiffons. Des bandelettes retenaient le tout et les pieds étaient chaussés de sabots de bois articulés. Billy a redressé la tête vers le visage qui accompagnait les sabots. C’était celui d’un ange blond, d’un garçon de quinze ans.

Eve n’était pas plus belle.

Le tendre éphèbe, le radieux androgyne aida Billy à se relever. Les autres s’avancèrent, secouèrent la neige qui collait à Billy, le fouillèrent. Il n’avait pas d’arme. L’objet le plus dangereux qu’ils ramassèrent sur sa personne était un bout de crayon de cinq centimètres de long.

Trois bangs inoffensifs résonnèrent au loin. Émis par des fusils allemands. Les deux éclaireurs qui avaient laissé choir Billy et Fumeux venaient de se faire abattre. Ils s’étaient embusqués, attendaient les Allemands. On les avait découverts, canardés par-derrière. Maintenant ils mouraient dans la neige, sans souffrance, et faisaient du blanc manteau un sorbet à la framboise. C’est la vie. Roland Fumeux demeurait ainsi le dernier des Trois Mousquetaires.

Fumeux, les yeux hors de la tête sous l’effet de la terreur, était soulagé de son arsenal. Le caporal fit cadeau de son pistolet à l’enfant charmant. Le barbare couteau de tranchée de Fumeux l’émerveillait, il paria en allemand que celui-ci se régalerait à l’utiliser contre lui, lui déchiqueter la figure avec les pointes métalliques, lui trancher la gorge ou fendre l’abdomen d’un coup de lame. Il ne connaissait pas l’anglais et Billy et Fumeux ne comprenaient pas l’allemand.

— Gentils petits joujoux, complimenta le caporal en lançant le couteau à un des vieux. C’est pas joli ça ?

Il agrippa à deux mains la capote et la chemise de Fumeux. Les boutons de cuivre sautaient comme des grêlons. Il plongea dans le sein béant de Fumeux comme pour en extraire le coeur affolé, mais se contenta de ramener la Bible à l’épreuve des balles.