Une Bible blindée est assez petite pour se glisser dans la poche de poitrine du soldat, à la place du coeur. Elle est gainée d’acier.
Le caporal tomba sur la photo de la femme et du poney dans la poche-revolver de Fumeux.
— Verni de poney, hein ? Miam, miam ? Ça te plairait de prendre sa place ? (Il passa la photo au second vieux bonhomme.) Voilà ton butin ! C’est à toi, toi seulement, grand veinard.
Puis il força Fumeux à s’asseoir dans la neige, ôter ses brodequins de combat dont il gratifia le séraphin. Les galoches du jeune homme échurent à Fumeux. Les deux captifs, dépourvus l’un comme l’autre de souliers militaires convenables, allaient devoir parcourir des kilomètres et des kilomètres, Fumeux claquant du sabot tandis que Billy rebondissait, quatre-et-trois-font-sept, quatre-et-trois-font-sept, et de temps à autre emboutissait Fumeux.
— Je m’excuse, répétait Billy (ou bien) je te demande pardon.
Ils atteignirent enfin une petite maison de pierre à un embranchement de la route. C’est là qu’on regroupait les prisonniers. On les a poussés à l’intérieur, dans une atmosphère chaude et enfumée. Un feu grésillait et dansait dans la cheminée. Alimenté par des meubles. Il y avait environ vingt Américains là-dedans, accroupis par terre, le dos au mur, à surveiller fixement les flammes, absorbés dans les réflexions qu’imposaient les circonstances, c’est-à-dire rien.
Personne ne soufflait mot. Personne n’avait de bonne histoire de guerre à raconter.
Billy et Fumeux se sont fait une place et Billy s’est assoupi sur l’épaule d’un capitaine compréhensif. C’était un aumônier. Un rabbin blessé. Il avait une balle dans la main.
Billy a pris son essor dans le temps, posé le regard sur les iris de verre d’une chouette mécanique couleur jade. Le rapace se balançait, tête en bas, à l’extrémité d’une tringle d’acier inoxydable. C’était l’optomètre de Billy dans son cabinet d’Ilium. L’optomètre est un instrument qui sert à mesurer les défauts de réfraction du système oculaire, ceci avant de prescrire des verres correcteurs.
Billy sommeillait tout en examinant les yeux d’une de ses malades assise de l’autre côté de l’oiseau. Cela lui était déjà arrivé. Au début, c’était comique. À présent, Billy commençait à s’en inquiéter, à se tourmenter sur l’état de ses facultés en général. Il essayait de se souvenir de son âge, en était incapable. Se demandait en quelle année on était. Sans plus de succès.
— Docteur, hasardait la cliente.
— Hein ?
— Vous ne dites rien.
— Désolé.
— Vous parliez et parliez il y a un moment, puis tout à coup silence.
— Hum.
— Vous trouvez quelque chose de très grave ?
— Très grave ?
— Une maladie dans mes yeux.
— Non, non, a articulé Billy qui aspirait à dormir. Ils vont très bien. Vous avez besoin de lunettes pour lire, pas plus.
Il lui a suggéré de traverser le corridor pour voir le grand choix de montures.
Elle partie, Billy a écarté les doubles rideaux, ce qui ne l’a guère renseigné sur les alentours. La vue restait bouchée par un store vénitien qui tinta en remontant. L’éclatant soleil s’engouffra dans la pièce. Des milliers d’automobiles en stationnement étincelaient sur un vaste étang de goudron. Billy était installé dans le centre commercial d’un quartier résidentiel.
Tout contre la fenêtre, la propre Cadillac de Billy, un coupé Eldorado. Il parcourait les écussons qui garnissaient le pare-chocs.
— Visitez les grottes d’Ausable, exhortait l’un.
— Aidez la police locale, engageait l’autre.
Il y en avait un troisième :
— Barrez la route à Earl Warren.
Billy tenait ceux qui concernaient la police et Earl Warren de son beau-père, membre de la John Birch Society. La plaque d’immatriculation portait l’estampille 1967, ce qui donnait quarante-quatre ans à Billy Pèlerin. Il se posait cette question :
Où donc se sont enfuies toutes ces années ?
Billy a ramené son attention sur son bureau.
Un numéro de la Revue d’optométrie y était ouvert. À la page d’un éditorial que Billy déchiffrait maintenant à légers mouvements de lèvres.
Le tour pris par les événements en 1968 déterminera le destin des opticiens européens pendant cinquante ans au moins. Par ces paroles d’avertissement, Jean Thiriart, secrétaire du Syndicat national des opticiens belges, insiste sur la création d’une « Association européenne des opticiens ». D’après lui, il n’existe que deux possibilités : reconnaissance d’un statut particulier ou, dès 1971, réduction au rang de marchand de lunettes.
Billy Pèlerin faisait tout son possible pour s’intéresser au problème. Une sirène, en se déchaînant, lui a causé une peur bleue. Il s’attendait à tout instant que soit déclarée la Troisième Guerre mondiale. La sirène signalait seulement qu’il était midi précis. Elle nichait dans une coupole perchée au-dessus d’une caserne de pompiers, sur l’autre trottoir, face au cabinet de Billy.
Billy a baissé les paupières. Il les a relevées une fois encore sur la Seconde Guerre mondiale. Sa tête reposait sur l’épaule du rabbin blessé. Un Allemand lui envoyait des coups de botte dans les orteils, lui criait de se réveiller, qu’il était l’heure de partir.
Les Américains, Billy au beau milieu, déployaient leur mascarade le long de la route. Un photographe était là, un correspondant de guerre allemand muni d’un Leica. Il cadrait les pieds de Billy et de Roland Fumeux. Deux jours plus tard, la photo était partout, preuve réconfortante de l’équipement minable dont était souvent dotée l’armée américaine en dépit de sa réputation de richesse.
Pourtant, le reporter réclamait quelque chose de plus vivant, un instantané vrai de la capture. Alors les gardes lui ont fabriqué ça. Ils précipitent Billy dans les buissons. Quand Billy ressort, le visage couronné de bonne volonté imbécile, ils brandissent sur lui leurs pistolets à répétition, comme s’ils étaient en train de le maîtriser.
Le sourire de Billy, au moment où il se dégage de ces arbustes, est pour le moins aussi singulier que celui de la Joconde, car Billy se tient à la fois sur ses jambes en Allemagne en 1944 et assis dans sa Cadillac en 1967. L’Allemagne a basculé, 1967 s’est mis à briller haut et clair, libéré de toute interférence. Billy se rendait à un déjeuner du Rotary Club. Ce mois d’août était torride mais la voiture de Billy était climatisée. Un feu de circulation l’arrêta au milieu du ghetto noir d’Ilium. Les gens qui l’habitaient détestaient leur quartier à un point tel qu’ils en avaient brûlé une grande partie un mois auparavant. C’était tout ce qu’ils possédaient et ils l’avaient détruit. Ce quartier rappelait à Billy certaines des villes qu’il avait vues pendant la guerre. Les trottoirs et leur bordure étaient défoncés en maints endroits, là où étaient passés les tanks et les autos chenilles de la Garde nationale.
« Frères par le sang », clamait une inscription tracée à la peinture rose sur le pignon d’une épicerie démantelée.
Un coup bref ébranla la vitre de la portière de Billy. Un Noir était là. Il voulait discuter. Le feu venait de changer. Billy a opté pour la solution la plus facile. Il a appuyé sur l’accélérateur.
Billy traversait un paysage encore plus désolé. Cela évoquait Dresde après les bombes incendiaires, la surface de la Lune. La maison où avait grandi Billy se trouvait jadis dans ce qui était maintenant un immense vide. Rénovation urbaine. Un nouveau Centre administratif, un Pavillon des Arts, une Lagune de la Paix, de hautes tours d’habitation s’y dresseraient bientôt.