Billy n’y voyait pas d’inconvénient.
L’orateur était un commandant de Marines. Il assurait que les Américains n’avaient d’autre issue que de poursuivre la lutte au Vietnam, jusqu’à la victoire complète ou jusqu’à ce que les communistes comprennent qu’ils ne pouvaient imposer leur mode de vie aux pays moins puissants. Le commandant avait effectué deux séjours au Vietnam. Il décrivait nombre de scènes dont il avait été témoin, terrifiantes ou magnifiques. Il préconisait l’intensification des opérations aériennes : qu’on arrose le Vietnam du Nord, qu’on le renvoie à l’âge de la pierre s’il refusait d’entendre raison.
Billy n’éprouvait pas le besoin de s’élever contre l’anéantissement du Vietnam du Nord, ne frémissait pas au souvenir des ravages accomplis autrefois sous ses yeux par les bombes. Il assistait à un déjeuner du Rotary Club dont il était président sortant, et c’est tout.
Billy avait accroché au mur de son cabinet, dans un cadre, une prière qui énumérait les règles lui permettant de faire aller, malgré son peu d’enthousiasme pour l’existence. De nombreux clients, devant l’invocation, exprimaient leur gratitude à Billy, car ça les réconfortait énormément eux aussi.
que dieu m’accorde la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de transformer celles qui s’y prêtent et la sagesse de savoir toujours les distinguer.
Ce à quoi Billy Pèlerin ne pouvait rien couvrait, entre autres, le passé, le présent et le futur.
Maintenant Billy faisait la connaissance du commandant. Le monsieur qui dirigeait les présentations expliquait à celui-ci que Billy était ancien combattant, qu’il avait un fils sergent chez les Bérets verts. Au Vietnam.
Le commandant affirma que les Bérets verts abattaient du beau boulot et que Billy avait toutes raisons d’être fier de son fils.
— Je le suis. Oh oui, je le suis vraiment, a répondu Billy Pèlerin.
Après le repas il est rentré faire la sieste. Ordre de la Faculté. Le médecin espérait ainsi soulager un malaise dont souffrait Billy : de temps à autre, sans raison apparente, Billy fondait en larmes. Personne ne l’avait jamais surpris à pleurer. Seul le médecin était au courant. Tout cela restait très calme et n’atteignait pas un très haut degré d’humidité.
Billy était propriétaire d’une fort belle demeure de style géorgien située à Ilium. Il était riche comme Crésus, ce qu’il n’aurait jamais cru possible, dût-il vivre cent ans. Cinq opticiens travaillaient pour lui au centre commercial et il ramassait plus de soixante mille dollars par an. De plus, il détenait des parts du nouveau motel placé en bordure de la 54 et une participation de moitié dans trois kiosques où l’on vendait des douceurs. Leur spécialité était une sorte de crème anglaise glacée qui procurait tout le plaisir du sorbet, mais n’en avait ni la consistance rigide ni la température inhumaine.
La maison de Billy était vide. Sa fille Barbara était sur le point de se marier et elle était en ville avec sa mère à choisir son argenterie et ses cristaux. C’est ce que révélait un mot posé sur la table de la cuisine. Il n’y avait pas de domestiques. Les gens n’acceptaient plus d’entrer au service des autres. Pas de chien non plus.
Ils avaient eu autrefois un chien, Domino, mais il était mort. C’est la vie. Billy s’était attaché à Domino et Domino le lui avait bien rendu.
Billy a grimpé l’escalier recouvert de moquette, pénétré dans la chambre qu’il partageait avec sa femme. Un papier à fleurs tapissait les murs. Le grand lit était flanqué d’une table de chevet où trônait une radio que déclenchait le réveil. Le thermostat de la couverture électrique reposait également sur la table, ainsi que l’interrupteur d’un appareil à vibrations vissé aux ressorts du sommier. La marque de l’appareil était « Doigts de Fée ». Encore une idée du médecin.
Billy a enlevé ses lunettes à triple foyer, son veston, sa cravate et ses chaussures ; il a abaissé le store vénitien, tiré les rideaux, puis s’est allongé sur le dessus-de-lit. Mais le sommeil ne venait pas. Billy a fait démarrer les « Doigts de Fée », et s’est senti bercé à petits coups au milieu de ses pleurs.
Le carillon de la porte d’entrée retentit. Billy se lève, scrute le perron à travers une fenêtre pour voir si le visiteur est quelqu’un d’important. Un infirme se tient en bas, secoué de paralysie spasmodique dans l’espace tout comme Billy Pèlerin l’est dans le temps. Les convulsions disloquent l’homme à la manière d’une poupée de chiffon, modifient son expression comme s’il essayait d’imiter différentes vedettes de cinéma.
Un autre estropié actionne une sonnette du côté opposé de la rue. Il s’appuie sur des béquilles. Il n’a qu’une jambe. Il est coincé si profond entre ses béquilles que ses épaules lui dissimulent les oreilles.
Billy sait à quel genre d’activité se livrent les invalides : ils distribuent des abonnements à des magazines qui n’arriveront jamais. On y souscrit à cause de l’allure pitoyable des démarcheurs. Billy a entendu parler de ce trafic au cours d’une causerie donnée au Rotary Club quinze jours auparavant par un membre de l’Union des Industries. Ce monsieur estimait que quiconque rencontrait des handicapés essayant de placer ces abonnements avait le devoir d’appeler la police.
Billy balaie la rue du regard, aperçoit une Buick dernier modèle en stationnement à un pâté de maisons de là. Un homme est au volant et Billy devine que c’est lui qui a embauché les malheureux pour cette besogne. Billy continue à sangloter tout en observant les infirmes et leur patron. Le carillon de la porte stridule sans relâche.
Il a fermé les yeux, et les a rouverts. Il larmoyait encore mais il était de retour au Luxembourg. Il s’acheminait au sein d’une multitude de prisonniers. C’était le vent d’hiver qui lui arrachait ces larmes.
Depuis que Billy avait été projeté dans les arbustes pour faire bien sur la photo, il voyait le feu de Saint-Elme, une espèce de rayonnement électronique, autour de la tête de ses compagnons et de ses gardiens. La lueur bordait aussi la cime des arbres et le faîte des maisons luxembourgeoises. C’était d’une grande beauté.
Billy avançait, les mains sur la tête, au milieu de tous les Américains. Il rebondissait quatre-et-trois-font-sept, quatre-et-trois-font-sept. Soudain il emboutit Fumeux par accident.
— Je te demande, pardon, s’excusa-t-il.
Fumeux aussi pleurnichait. À cause de l’état insupportable de ses pieds. Les sabots articulés les transformaient en boudin.
À chaque carrefour, la section de Billy se gonflait de nouveaux Américains, les mains croisées sur leur halo. Billy avait un sourire pour tous. Ils coulaient comme de l’eau, dans le sens de la pente et empruntèrent bientôt une artère principale au fond d’une vallée. La vallée débitait un Mississippi d’Américains mortifiés. Ils étaient des milliers à se traîner vers l’Est, les doigts crispés sur le sommet du crâne. Ils soupiraient et gémissaient.
Billy et sa troupe se sont fondus dans le fleuve d’humiliés, et un soleil de fin de journée s’est dégagé des nuages. Les Américains n’avaient pas la largeur de la route à eux. La file de gauche débordait, grondait, encombrée de véhicules qui filaient vers le front, chargés de troupes de réserve allemandes. Les réservistes étaient des hommes hérissés, tannés, agressifs. Leurs dents ressemblaient à des touches de piano.