La guerre touchait à son terme. On était fin décembre, les locomotives s’élançaient vers l’Est. Les hostilités se termineraient en mai. Sur tout le territoire, les cachots allemands débordaient, on n’avait plus de quoi nourrir les prisonniers et plus de combustible pour assurer leur chauffage. Et pourtant, il en surgissait toujours de nouveaux.
Le train de Billy Pèlerin, le plus long de tous, ne bougea pas de deux jours.
— C’est de la gnognote, assurait le trimardeur à Billy le deuxième jour. C’est rien du tout.
Billy regardait dehors par la lucarne de ventilation. Le dépôt était désert maintenant, il ne restait guère qu’un convoi sanitaire bardé de croix rouges, sur une voie de garage, tout au loin. Sa locomotive siffla. Celle du train de Billy Pèlerin siffla en retour. Elles se saluaient.
Bien que immobiles, les wagons du train de Billy demeuraient hermétiquement clos. Personne ne devait en descendre avant la destination ultime. Aux yeux des gardes qui faisaient les cent pas à l’extérieur, chaque voiture devenait un organisme distinct qui mangeait, buvait, excrétait par ses conduits d’aération. Qui parlait et parfois hurlait par ces orifices. On y enfournait eau, pain noir, saucisson, fromage et il en dégoulinait merde et pisse et paroles.
À l’intérieur, les êtres humains se soulageaient dans des casques de métal qu’on passait à ceux postés aux ouvertures pour qu’ils les vident. Billy était videur. Ces mêmes êtres humains faisaient aussi circuler des bidons que les sentinelles remplissaient d’eau. Quand on distribuait la nourriture, les reclus se montraient calmes, confiants, admirables. Ils partageaient.
Les êtres humains se relayaient pour s’allonger ou se tenir debout. Les jambes de ceux qui étaient à la verticale se transformaient en piquets de palissade enfoncés dans un sol moite, grouillant, pétant, d’où s’exhalaient des soupirs. L’étrange terrain était une mosaïque de dormeurs imbriqués comme des cuillères.
Et puis la lente avancée vers l’Est a commencé.
Quelque part par là c’est Noël. Billy Pèlerin a passé la nuit de Noël imbriqué comme une cuillère avec le trimardeur ; il s’est endormi, a refait un tour dans le temps jusqu’en 1967, jusqu’à la nuit où une soucoupe volante de Tralfamadore le kidnappa.
4
Billy Pèlerin n’est pas parvenu à trouver le sommeil, la nuit du mariage de sa fille. Il avait quarante-quatre ans. La cérémonie avait eu lieu l’après-midi même, sous un auvent bariolé de couleurs vives dans le jardin de Billy. Les rayures étaient orange et noires.
Billy et sa femme Valencia étaient imbriqués comme des cuillères dans leur grand lit à deux personnes. Les « Doigts de Fée » les berçaient à petits coups. Valencia n’avait pas besoin de cela pour dormir. Elle ronflait comme une scie circulaire. La pauvre femme n’avait plus ni utérus ni ovaires. Un chirurgien les lui avait enlevés ; un des associés de Billy dans le nouveau motel.
La Lune était à son plein.
Billy s’est levé dans le clair de lune. Il se sentait spectral et iridescent, comme enveloppé de fourrure lustrée gorgée d’électricité statique. Il a baissé les yeux vers ses pieds nus. Ils avaient des tons d’ivoire sur fond bleu.
Billy traînait la savate au long du corridor de l’étage, sachant bien que la soucoupe volante qui le kidnapperait n’allait pas tarder. Le sol était zébré d’obscurité et de clarté lunaire. Les rayons lumineux pénétraient par la porte des chambres d’enfants, les deux petits de Billy devenus grands. C’est l’appréhension et l’absence d’appréhension qui guidaient les mouvements de Billy. L’inquiétude lui commandait de s’arrêter. L’absence d’icelle le faisait redémarrer. Il s’est figé sur place.
Il est entré dans la chambre de sa fille. Les tiroirs étaient culbutés. La penderie vide. Tous les objets personnels qu’on n’emporte pas en voyage de noces s’amoncelaient au milieu de la pièce. Sa fille possédait un petit téléphone-bijou tout à elle, posé sur l’appui de la fenêtre. Les minuscules veilleuses du récepteur dévisageaient Billy. La sonnerie a résonné.
Billy a répondu. Il y avait un ivrogne au bout du fil. C’est tout juste si Billy ne sentait pas son haleine : mélange de rose et de gaz asphyxiant. Faux numéro. Billy a raccroché. Une bouteille de soda vide gisait sur le bord de la fenêtre. L’étiquette annonçait fièrement que la boisson ne contenait pas la plus petite calorie.
Billy Pèlerin est descendu au rez-de-chaussée dans le bruit mou de ses pieds bleus à ton d’ivoire. Il s’est glissé dans la cuisine où l’éclat de la Lune a attiré son attention sur une demi-bouteille de Champagne demeurée sur la table, seul relief du buffet dressé sous la tente. On l’avait rebouchée. Elle semblait réclamer : « Bois-moi ».
Billy a fait sauter le bouchon avec ses pouces. Pas la moindre détonation. Feu le Champagne. C’est la vie.
Billy a jeté un coup d’oeil à la pendule dont le cadran ornait le fourneau. Il avait une heure à tuer avant l’arrivée de la soucoupe. Il est passé dans la salle de séjour, balançant la bouteille à bout de bras, a branché la télévision. Il a à peine décollé dans le temps, regardé le film de fin de programme à l’envers, et une nouvelle fois à l’endroit. C’était un film sur les bombardiers américains de la Seconde Guerre mondiale et les héros qui les pilotaient.
Entamée par la fin, l’histoire se déroulait ainsi sous les yeux de Billy :
Des avions américains transpercés de toutes parts, pleins de blessés et de cadavres décollent par l’arrière d’un aérodrome anglais. Au-dessus de la France, quelques chasseurs allemands rétrovolent dans leur direction, aspirant balles et éclats d’obus, les délogeant des appareils et des équipages. Même chose pour les zincs américains abattus qui s’élèvent à reculons et rejoignent l’escadrille.
La formation survole à contre-courant une ville allemande en flammes. Les bombardiers ouvrent leur trappe, déploient un magnétisme miraculeux qui réduit les incendies, les ramasse dans des cylindres d’acier et enfourne ceux-ci dans le ventre des coucous. Les gros cigares s’empilent régulièrement dans des râteliers. Au sol, les Allemands possèdent eux aussi des instruments prodigieux, de longs tubes d’acier. Ils s’en servent pour récupérer d’autres fragments arrachés aux hommes et aux avions. Les Américains comptent encore quelques blessés, et certains des bombardiers sont déglingués. Mais au-dessus de la France, les chasseurs allemands reparaissent et remettent tout et chacun à neuf.
Quand les bombardiers regagnent leur base, les cylindres d’acier sont ôtés des râteliers et réexpédiés aux États-Unis où les usines tournent nuit et jour pour les démanteler et séparer les dangereux composants, les réduisant à l’état de minéraux. Il est émouvant de voir que le travail est surtout accompli par des femmes. Puis on envoie ces minéraux à des spécialistes, dans des régions lointaines. Il s’agit pour eux de les enfouir, de les dissimuler habilement, afin qu’ils ne puissent jamais plus nuire à personne.
Les aviateurs rendent leurs uniformes, se transforment en lycéens. Et Hitler se change en nourrisson, selon Billy Pèlerin. Cela ne faisait pas partie du scénario. Billy extrapolait. Tout le monde redevenait bébé, et l’humanité entière, sans exception, se livrait à une vaste conspiration biologique dans le but de donner le jour à deux êtres parfaits, Adam et Eve ; toujours d’après les déductions de Billy.
Billy a assisté à deux projections, l’une à l’envers, l’autre à l’endroit ; ensuite est venu le moment d’affronter la soucoupe volante dans la cour. Il est sorti et ses pieds bleus à ton d’ivoire ont écrasé la salade humide de la pelouse. Il a fait halte, a avalé une lampée du défunt Champagne. C’était de la bibine. Il refusait de lever les yeux vers le ciel, mais tout en lui savait qu’il flottait là-haut une soucoupe en provenance de Tralfamadore. Il la verrait bien assez tôt, sous toutes les coutures, de même qu’il ferait promptement connaissance avec son lieu d’origine.