D’au-dessus tombait le cri de ce qui aurait pu être une chouette au timbre musical ; mais ce n’en était pas une. C’était une soucoupe volante tralfamadorienne qui naviguait à la fois dans le temps et dans l’espace, si bien que Billy Pèlerin avait l’impression qu’elle était d’un coup née de l’inconnu. Quelque part un molosse hurla.
La soucoupe avait cent pieds de diamètre, des hublots sur son pourtour. La lumière des hublots était d’un pourpre palpitant. L’unique son qu’elle produisait était ce hululement. Elle s’approcha, vint planer au-dessus de Billy, l’encercla des pulsations d’une colonne de lumière pourpre. Puis une écoutille étanche s’abaissa au fond de la soucoupe dans un bruit de succion.
Une échelle soulignée de plaisantes lumières comme une grande roue de foire se déroula d’un mouvement serpentin.
La volonté de Billy se paralyse sous l’action d’un pistolet à ondes braqué sur lui d’un des hublots. Il faut absolument qu’il attrape le degré inférieur de la sinueuse échelle, et il s’exécute. Le barreau est parcouru d’un courant électrique et les mains de Billy l’enserrent comme un étau. Il est enlevé jusqu’au sas et un système mécanique referme la porte. C’est alors seulement que l’échelle, enroulée sur un treuil dans le sas, libère Billy. Simultanément, son cerveau se reprend à fonctionner.
Il y avait deux judas dans le réduit et des yeux jaunes s’y collaient. Le mur portait un amplificateur. Les Trafalmadoriens n’avaient pas de larynx. Ils communiquaient par télépathie. Il leur était cependant possible de converser avec Billy grâce à un ordinateur et une espèce d’orgue électrique qui imitait tous les sons du langage terrien.
— Bienvenue à bord, monsieur Pèlerin, prononce le haut-parleur. Avez-vous des questions à poser ?
Billy s’humecte les lèvres, réfléchit un instant, s’enquiert enfin :
— Pourquoi moi ?
— C’est bien une réaction de Terrien, monsieur Pèlerin. Pourquoi vous ? Et dans ce cas-là, pourquoi nous ? Pourquoi le reste ? Parce que le moment que nous vivons existe tout simplement. Avez-vous déjà vu des insectes emprisonnés dans l’ambre ?
— Oui.
En fait, Billy conserve dans son bureau, en guise de presse-papier, un bloc d’ambre poli où reposent trois coccinelles.
— Voilà, monsieur, nous sommes captifs de l’ambre qu’est ce moment. Le mot pourquoi ne veut rien dire.
Un anesthésique est insufflé dans l’air que respire Billy pour l’endormir. On l’emporte dans une cabine où on l’attache à l’aide de sangles à un fauteuil-relax jaune dérobé dans un entrepôt de Prisunic. La cale de la soucoupe était bourrée d’objets volés qui serviraient à meubler l’habitation reconstituée pour Billy dans un zoo de Tralfamadore.
L’insupportable accélération, cependant que la soucoupe quitte la Terre, ratatine le corps assoupi de Billy, lui tord le visage, le ravit au temps, le réexpédie à la guerre.
Quand il revint à lui, il n’était pas sur la soucoupe. Il traversait l’Allemagne dans un wagon de marchandises.
Des gens se levaient du plancher, d’autres s’allongeaient. Billy avait l’intention de s’étendre lui aussi. Ce serait si bon de sommeiller un peu. Tout était noir à l’intérieur, noir à l’extérieur et le train paraissait faire du trois à l’heure. Il ne semblait jamais avancer plus vite. Il y avait une éternité entre les cliquetis, d’un joint de rail au suivant. On entendait un cliquetis, une année s’écoulait, puis résonnait le prochain.
On s’arrêtait souvent devant des convois impressionnants, lancés dans un grondement d’enfer. Ou sur des voies de garage, à proximité de prisons, pour décrocher quelques voitures. Le train rampait sur toute la longueur de l’Allemagne, raccourcissant à vue d’oeil.
Billy se laisse glisser, imperceptiblement, suspendu à la barre en diagonale de façon à échapper à la pesanteur dans l’esprit de ceux qu’il rejoint au sol. Il sent qu’il est important de se faire éthéré s’il veut se coucher. La raison lui en échappe, mais on se charge de la lui rappeler.
— Pèlerin, interroge un individu avec lequel il allait se nicher, c’est pas toi des fois ?
Billy ne bronche pas mais se niche bien poliment, ferme les yeux.
— Nom de Dieu, s’entête le gars, c’est toi, pas vrai ? (Il se redresse, explore le corps de Billy sans égards.) C’est toi, pas de doute. Fous-moi le camp d’ici.
Billy se redresse lui aussi, pitoyable, au bord des larmes.
— Tire-toi, je veux dormir.
— Ta gueule, ordonne un autre.
— Je la bouclerai quand Pèlerin décampera.
Billy reprend la station verticale, se cramponne à la traverse.
— Et moi, où je peux dormir ? s’informe-t-il sans hausser la voix.
— Pas avec moi.
— Ni avec moi, enfant de putain, intervient un troisième. Tu gueules. Tu files des coups de pied.
— Moi ?
— Et comment, bon Dieu. Et en plus, tu geins.
— Moi ?
— Démerde-toi pour rester loin d’ici, Pèlerin.
Un madrigal plein d’acrimonie monte par chants successifs de tous les coins du wagon. À les écouter, tous avaient des détails horribles à donner sur ce que Billy Pèlerin leur avait infligé pendant leur sommeil. Chacun conseillait à Billy Pèlerin d’aller se faire voir ailleurs.
Billy Pèlerin avait donc le choix entre dormir debout et ne pas dormir du tout. Il n’arrivait plus rien à manger par les ventilateurs, et le froid, le jour comme la nuit, augmentait sans cesse.
Le huitième jour, le trimardeur confia à Billy :
— C’est pas terrible. J’suis à mon aise partout.
— C’est vrai ?
Le neuvième jour, le trimardeur passa l’arme à gauche. C’est la vie. Ses dernières paroles furent :
— Tu crois que ça va mal ? C’est pas terrible.
Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir entre la mort et cette neuvième journée ? On releva aussi un décès le neuvième jour dans la voiture qui précédait celle de Billy. Roland Fumeux mourut de la gangrène qui avait attaqué ses pieds en marmelade. C’est la vie.
Fumeux, dans son délire ininterrompu, rabâchait les aventures des Trois Mousquetaires, admettait qu’il y passerait, confiait de nombreux messages pour ses parents à Pittsburgh. Par-dessus tout, il désirait être vengé et c’est pourquoi il répétait comme litanie le nom de celui qui l’avait tué. Personne n’oublierait la leçon.
— Qui m’a tué ? entonnait-il.
Chacun connaissait le répons qui était : « Billy Pèlerin ».
Écoutez : la dixième nuit, on a retiré la cheville qui maintenait le verrou de la porte de Billy et le panneau s’est ouvert. Billy Pèlerin gisait à demi affalé sur la traverse, comme un crucifié, conservant sa position grâce à une griffe bleue à ton d’ivoire crispée sur le rebord de la bouche d’aération. Billy a toussé quand le vantail a tourné, et en toussant il chiait une bouillie claire. C’était en accord avec la troisième loi de la Mécanique selon Sir Isaac Newton. Cette loi établit qu’à toute force qui s’exerce dans une certaine direction correspond une force de même intensité orientée en sens contraire.
Ça peut être utile dans le domaine des fusées.