Le train a atteint une voie de garage près d’une prison conçue à l’origine comme camp d’extermination pour les prisonniers de guerre russes.
Les gardes plongèrent dans le wagon de Billy des regards étonnés de chouette, roucoulèrent de façon engageante. Ils n’avaient jamais eu affaire à des Américains, mais ils avaient l’habitude de ce genre de cargaison. Ils savaient qu’elle constituait en gros un liquide qu’on pouvait amener à se diriger vers les roucoulements, et la lumière. C’était la nuit.
L’unique lueur au-dehors provenait d’une ampoule solitaire qui pendait d’un poteau, bien loin, bien haut. Tout était silencieux à part les gardes qui roucoulaient comme des tourterelles. Et le liquide commença à couler. Des grumeaux s’accumulaient au seuil, tombaient par terre avec un bruit flasque.
L’avant-dernière goutte à toucher le seuil était Billy. La dernière, le trimardeur. Il ne coulait pas, ne faisait pas plouf. Il n’était pas fluide. Il était de pierre. C’est la vie.
Billy refusait le bond entre le plancher et le quai. Il croyait vraiment qu’il s’émietterait comme du verre. Alors les gardes l’ont aidé, roucoulant, roucoulant. Ils l’ont posé face au train. C’était devenu un train miniature.
Une locomotive, un tender, trois minuscules wagons. Le dernier était le paradis sur roues des gardes. Une nouvelle fois, dans ce paradis sur roues, le couvert était mis. Le dîner servi.
Trois espèces de meules de foin encadraient la base du poteau d’où pendait l’ampoule. Cajolés, chahutés, les Américains sont arrivés aux trois meules qui n’étaient pas de foin après tout. C’était des capotes raflées aux prisonniers morts. C’est la vie.
Les gardes ont fait comprendre avec fermeté que les Américains dépourvus de pardessus devaient s’en munir. Les vêtements étaient cimentés l’un à l’autre par le gel et les gardes maniaient leurs baïonnettes comme des pics à glace, creusant dans les cols, les ourlets, les manches et le reste avant de détacher les hardes qu’on distribuait au petit bonheur. Elles avaient raidi en forme de dôme et adopté la configuration du tas.
Celle qui a échu à Billy avait été froissée, s’était solidifiée tant et si bien que ça n’avait plus l’air d’un manteau mais d’une manière de vaste tricorne noir. Le tout couvert de taches poisseuses qui ressemblaient à de l’huile de vidange ou à de la confiture de fraises séchée. On aurait dit qu’un cadavre d’animal velu y avait gelé. La bête était en fait le col de la pelisse.
Billy a jeté un regard éteint à la tenue de ses voisins. Tous arboraient boutons de cuivre, dorures, lisérés, barrettes, aigles ou lunes ou étoiles. Des habits de soldats. Billy était le seul à qui était revenue la dépouille d’un civil mort. C’est la vie.
Billy et les autres, aiguillonnés par les gardes, ont fait le tour de leur train-joujou, pénétré sans enthousiasme dans le camp. Aucune chaleur, aucune animation ne les y attiraient : il n’y avait que de longs hangars bas et étroits, par milliers, sans éclairage.
Quelque part un chien hurla. La peur, l’écho et les silences hivernaux s’y mettant, ce chien jouissait d’une voix aussi puissante qu’un gong de bronze.
Billy et son groupe, amadoués, ont traversé barrière après barrière, et Billy a vu son premier Russe. L’homme était seul dans la nuit : sac de vieux chiffons surmonté d’un visage rond et plat qui rayonnait comme un cadran phosphorescent.
Billy s’est trouvé à moins d’un mètre de lui. Des fils barbelés les séparaient. Le Russe ne prononça pas un mot, ne fit pas un geste, mais ses yeux sondèrent l’âme de Billy, chargés d’un doux espoir, comme si Billy détenait de bonnes nouvelles. Peut-être serait-il trop borné pour en saisir le message, mais leur qualité demeurerait.
Billy a perdu conscience au fil des barrières. Il a repris ses sens dans ce qu’il s’imaginait être un bâtiment de Tralfamadore. Une clarté agressive l’emplissait, les murs étaient carrelés de faïence blanche. C’était pourtant bien sur Terre. Un poste d’épouillage par où passaient tous les nouveaux prisonniers.
Billy a fait ce qu’on lui disait, s’est déshabillé. Les premières instructions reçues à Tralfamadore étaient identiques.
Un Allemand encercla du pouce et de l’index le biceps droit de Billy, demanda à un comparse qu’est-ce que c’était que cette armée qui envoyait en première ligne des gars aussi chétifs. Ils commencèrent à inspecter les autres Américains, se montrant du doigt nombre de silhouettes pas beaucoup plus brillantes que celle de Billy.
L’une des carcasses les plus présentables appartenait à un Américain, de loin le plus âgé, qui était professeur de lycée à Indianapolis. Il s’appelait Edgar Derby. Il ne descendait pas du wagon de Billy. Il avait voyagé dans celui de Roland Fumeux, avait soutenu la tête de Fumeux agonisant. C’est la vie. Derby avait quarante-quatre ans. Il était assez vieux pour avoir un fils dans les commandos du Pacifique.
Derby avait dû tirer des sonnettes politiques avant de se faire accepter dans l’armée à son âge. À Indianapolis, il enseignait l’histoire, en particulier les problèmes de la civilisation contemporaine occidentale. Il était aussi moniteur de tennis et consacrait beaucoup de soin à sa condition physique.
Le fils de Derby devait en réchapper. Pas Derby. Ce corps parfait allait être transpercé de balles par un peloton d’exécution soixante-huit jours plus tard à Dresde. C’est la vie.
La carcasse américaine la plus minable n’était pas celle de Billy. Elle était la propriété d’un voleur de voitures de Cicero, dans l’Illinois. Du nom de Paul Lazzaro. Il était minuscule, avait les os et les dents pourris et une peau répugnante par-dessus le marché. Lazzaro semblait taillé dans une étoffe à pois, tant il était criblé de cicatrices grandes comme des pièces de dix sous. Il avait eu d’innombrables crises de furonculose.
Lazzaro avait également partagé le wagon de Roland Fumeux et il lui avait donné sa parole qu’il inventerait bien un moyen de faire payer sa mort à Billy Pèlerin. Il examinait les alentours pour deviner lequel de ces humains dénudés était Billy.
Tous les prisonniers dévêtus s’alignèrent sous les nombreuses pommes de douche près de l’émail blanc du mur. Aucun robinet à leur portée. Ils n’avaient d’autre choix que d’attendre ce qui se présenterait. Les pénis se flétrissaient, les bourses se contractaient. Assurer la continuité de l’espèce n’était pas au programme de la soirée.
Une main invisible actionna la manette de contrôle. Une averse bouillante jaillit des pommes de douche. L’eau brûlait à blanc, ne réchauffait pas. Elle agaçait l’épiderme à vif de Billy sans venir à bout de la glace logée dans la moelle de ses longs os.
Pendant ce temps, les uniformes des Américains s’imprégnaient de gaz désinfectant. Les poux, les microbes, les puces crevaient par milliers. C’est la vie.
D’un coup de zoom précis, Billy se réintroduit dans sa petite enfance. Tout bébé, il sort du bain. Sa mère l’enveloppe d’une serviette, l’emporte dans une pièce douillette inondée de soleil. Elle le découvre, l’allonge sur la serviette rugueuse, le poudre entre les jambes, tapote son petit ventre potelé. La paume de sa main giflote son petit ventre tremblotant.
Billy fait des bulles et roucoule.
Voilà Billy une fois de plus dans la peau d’un opticien entre deux âges, qui pour l’instant s’escrime à jouer au golf dans la fournaise d’un dimanche matin d’été. Billy ne met plus les pieds à l’église. Il s’escrime de concert avec trois confrères. Billy est sur le parcours en sept coups et c’est son tour de poter.