C’est un coup roulé de deux mètres cinquante et il s’en sort bien. Il se baisse pour extraire la balle du trou et le soleil se cache derrière un nuage. Billy sent qu’un étourdissement le gagne. Quand ça s’est dissipé, il n’était plus sur le terrain de golf. Des sangles le maintenaient au fond d’un fauteuil-relax jaune dans une cellule immaculée située à bord d’une soucoupe volante en route pour Tralfamadore.
— Où suis-je ? s’est inquiété Billy Pèlerin.
— Emprisonné dans un autre bloc d’ambre, monsieur Pèlerin. Nous occupons l’espace qui est notre lot à cette seconde, à cinq cent millions de kilomètres de la Terre, sur le chemin d’une faille dans le temps qui nous déposera à Tralfamadore dans quelques heures au lieu de quelques années.
— Comment suis-je arrivé ici ?
— Seul un Terrien pourrait vous l’expliquer. Les Terriens sont les grands spécialistes de l’explication, révélant pourquoi tel événement possède telle structure, prévoyant comment faire naître ou éviter d’autres circonstances. Je suis tralfamadorien et le temps se déploie devant moi de la manière dont vous distingueriez peut-être une chaîne des Rocheuses. Tout temps est le temps du tout. Il est inaltérable. Il ne se prête ni aux avertissements ni aux raisonnements. Il existe, un point c’est tout. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l’ai déjà signalé, des insectes dans l’ambre.
— Vous me donnez l’impression de ne pas croire au libre arbitre, a risqué Billy Pèlerin.
— Si je n’avais pas passé tant d’heures à étudier les Terriens, a poursuivi le Tralfamadorien, je n’aurais aucune idée de ce que signifie libre arbitre. J’ai parcouru trente et une planètes habitées au sein de l’univers et potassé des dossiers en concernant cent autres. Il n’y a que sur la Terre qu’on parle de libre arbitre.
5
Billy Pèlerin assure que l’univers n’apparaît pas sous forme de myriades de petits points brillants aux êtres qui peuplent Tralfamadore. Ces créatures perçoivent la position précédente et la position future de chaque étoile, si bien que les cieux sont emplis de maigres spaghetti lumineux. De plus, les Tralfamadoriens ne voient pas les humains comme des organismes à deux jambes. À leurs yeux ce sont d’énormes mille-pattes « qui ont des jambes de bébé à une extrémité et de vieillard à l’autre », ajoute Billy Pèlerin.
Billy a réclamé de la lecture pour le voyage en direction de Tralfamadore. Ses ravisseurs transportaient les copies sur microfilm de cinq millions de volumes terriens mais ne disposaient d’aucun équipement pour les projeter dans la cabine de Billy. Ils n’avaient qu’un seul vrai livre en anglais, destiné à un musée de Tralfamadore. C’était La Vallée des poupées de Jacqueline Susann.
Billy l’a lu, y a remarqué des passages intéressants. De toute évidence, les personnages avaient des hauts et des bas, des bas et des hauts. Et Billy n’avait aucune envie de s’échiner sans fin sur ces montagnes russes. Bien poliment, il a essayé de savoir s’il n’y avait rien de plus.
— Tout juste des romans tralfamadoriens et je suis persuadé qu’ils ne vous diraient absolument rien, a répondu le haut-parleur placé sur le mur.
— Faites-m’en voir un tout de même.
On lui en a fait parvenir plusieurs. Ils étaient tout petits. Il en aurait fallu une douzaine pour occuper le volume de La Vallée des poupées avec tous ses hauts et ses bas, ses bas et ses hauts.
Billy, bien entendu, ne lisait pas le tralfamadorien mais il pouvait tout de même juger de la typographie des ouvrages : de brefs massifs de symboles séparés par des étoiles. Billy a émis l’opinion que les groupes de caractères étaient peut-être des télégrammes.
— C’est exact, a concédé la voix.
— De vrais télégrammes ?
— Les télégrammes sont inconnus à Tralfamadore. Mais vous avez raison : chaque assemblage de signes constitue un message court et impérieux, décrit une situation, une scène. Les messages ne sont enchaînés par aucun lien spécial mais l’auteur les a choisis avec soin afin que, considérés en bloc, ils donnent une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde. Il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin. Pas de suspense, de morale, de cause ni d’effet. Ce qui nous séduit dans nos livres c’est le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément.
Quelques instants plus tard, la soucoupe s’infiltrait dans une faille du temps et Billy a été catapulté au creux de son enfance. Il a douze ans et tremble comme une feuille, debout avec son père et sa mère sur l’Éperon de l’Ange radieux au bord du Grand Canon. Les membres de la petite famille d’humains contemplent fixement le bas du canon, d’un à-pic de quinze cents mètres.
— Eh ben, constate le père de Billy balançant un caillou dans le vide d’un coup de pied martial, le voilà.
Leur voiture les a amenés jusqu’à cet endroit renommé. Ils ont crevé à sept reprises sur la route.
— Ça valait le déplacement, soupire la mère de Billy extasiée. Oh, mon Dieu, ça valait vraiment le déplacement.
Billy a le canon en horreur. Il est certain qu’il va tomber dedans. Sa mère le frôle et il fait dans sa culotte.
Il y a d’autres touristes qui scrutent l’abîme du canon et aussi un garde forestier posté là pour répondre aux questions. Un Français venu du fin fond de la France demande dans un anglais hésitant si beaucoup de gens se suicident en enjambant le rebord.
— Oui, monsieur, affirme le garde. Environ trois par an.
C’est la vie.
Ensuite Billy a fait un petit bond dans le temps, un infime saut de puce de dix jours, si bien qu’il avait toujours douze ans, continuait à visiter l’Ouest avec ses parents. Ils étaient dans les grottes de Carlsbad et Billy priait Dieu de le faire sortir de là avant que le plafond s’écroule.
Un guide racontait que les grottes avaient été découvertes par un cow-boy intrigué devant l’épais nuage de chauves-souris qui montait d’un trou du sol. Puis il prévint qu’il allait éteindre toutes les lampes et que la plupart des personnes présentes affronteraient l’obscurité totale pour la première fois.
Les lumières s’évanouirent. Billy ne savait même plus s’il était toujours en vie. Un objet spectral se mit à flotter dans l’air sur sa gauche. Son père venait d’ôter sa montre de son gousset. Le cadran était phosphorescent.
Billy est passé d’une profonde nuit à un jour éclatant, s’est retrouvé à la guerre, de retour au poste d’épouillage. La douche se terminait. Une main invisible avait coupé l’eau.
Quand Billy a récupéré ses vêtements, ils n’avaient pas gagné en propreté, mais tous les petits habitants qui les hantaient étaient morts. C’est la vie. Le nouveau pardessus de Billy avait dégelé, était devenu tout flasque. Il était bien trop étroit pour lui. Il s’ornait d’un col de fourrure et d’une doublure de soie pourpre et semblait avoir été taillé pour un imprésario de la taille d’un singe de foire. Il était grêlé de trous de balle.
Billy Pèlerin s’est habillé. Il a enfilé le petit manteau. La couture du dos a cédé et les manches ont complètement lâché les épaules. La pelisse s’est transformée en gilet à collet fourré. Elle était faite pour s’évaser à la taille mais l’ampleur s’ébauchait sous les aisselles du nouveau propriétaire. Les Allemands considéraient Billy comme l’une des attractions les plus irrésistibles de la Seconde Guerre mondiale. Ils se tenaient les côtes.
Ils ont donné l’ordre à tous les autres de se disposer en rang par cinq, en s’alignant sur Billy. La procession a quitté les lieux, retraversé barrière après barrière. Devant, de nouveaux Russes affamés aux visages en forme de cadrans phosphorescents. Les Américains avaient repris un peu d’entrain. Les aiguilles d’eau bouillante les avaient ravigotés. Ils se sont dirigés vers un hangar où un caporal manchot et borgne inscrivait le nom et le numéro d’ordre de chaque prisonnier dans un immense registre rouge. À partir de ce moment, tous avaient une existence légale. Tant que noms et numéros n’étaient pas couchés sur papier, chacun était porté disparu, présumé mort. C’est la vie.