— Non.
— Quel état béni ! Ne rien éprouver tout en étant considéré comme vivant.
Derby adoptait un garde-à-vous lugubre.
— Non, non, je vous en prie, ne bougez pas. Quand il n’y a que deux hommes de troupe par officier et que tous ces hommes sont patraques, j’estime qu’on peut se dispenser des cérémonies d’usage entre officiers et simples soldats.
Derby demeurait debout.
— Vous avez l’air plus âgé que la moyenne, constata le colonel.
Derby raconta qu’il avait quarante-quatre ans, ce qui faisait de lui l’aîné de deux ans de son interlocuteur. Le colonel mentionna que les autres Américains s’étaient rasés et que Billy et Derby étaient les deux seuls encore barbus. Puis :
— Vous comprenez, tout ce que nous pouvions faire ici, c’était d’imaginer la guerre ; et nous la croyions menée par des hommes mûrs, comme nous-mêmes. Nous avions oublié que c’était des gosses qui se battaient. Devant ces visages rasés de frais, j’ai eu un drôle de choc. Mon Dieu, mon Dieu ai-je murmuré tout bas, c’est la Croisade des Enfants.
Le colonel s’intéressait aux circonstances de la capture de Derby et eut droit à une histoire de bouquet d’arbres qui abritait approximativement une centaine de soldats terrorisés. L’attaque durait depuis cinq jours. Les cent gars avaient été chassés sous les arbres par les tanks.
Derby offrait une description du genre de climat artificiel, totalement inconcevable, que les Terriens créent, à l’occasion, pour d’autres Terriens quand ils ont décidé que ces derniers n’ont plus qu’à débarrasser la planète. Les obus explosent au sommet des arbres dans un vacarme impossible accompagné d’une averse de couteaux, d’aiguilles et de lames aiguës. De petits morceaux de plomb revêtus de cuivre zigzaguent à travers bois, bien plus rapides que le son, tandis qu’éclatent les projectiles.
Des tas de gens sont blessés ou tués. C’est la vie.
Enfin la grêle s’arrête et un Allemand invisible, muni d’un haut-parleur, jette l’ordre aux Américains de déposer leurs armes et d’évacuer le bosquet, les mains sur la tête, faute de quoi la bagarre recommencerait. Et ne cesserait qu’avec la mort du dernier d’entre eux.
Alors les Américains abandonnent leurs armes et s’élancent hors du bosquet, mains croisées sur le chef, car ils désirent vivre encore un peu, si toutefois c’est possible.
Billy saute dans le temps et rejoint l’hôpital militaire. Couverture par-dessus tête. Calme plat de l’autre côté de la couverture.
— Ma mère est partie ? questionne Billy.
— Oui.
Billy risque un regard. La chaise du visiteur est maintenant occupée par sa fiancée. Elle s’appelle Valencia Merble. Valencia est la fille du directeur de l’école d’opticiens d’Ilium. Elle a de l’argent. Elle est grosse comme une tour car elle est incapable de s’empêcher de manger. Elle est en train de ruminer. Elle se gorge de friandises « Trois Mousquetaires ». Valencia porte des lunettes à triple foyer à monture en ailes de papillon, et les ailes de papillon chatoient de faux brillants. Les brillants clignotent de concert avec le solitaire de sa bague de fiançailles. Le diamant est assuré pour un million. Billy l’a ramassé en Allemagne. Prise de guerre.
Billy ne tient pas du tout à épouser cette horreur de Valencia. Elle constitue un des symptômes de sa maladie. Il s’est rendu compte qu’il perdait la boussole en s’entendant la demander en mariage, la supplier d’accepter le diamant et d’être sa compagne à jamais.
Billy la salue, elle lui propose des bonbons qu’il refuse poliment.
Elle s’inquiète de sa santé et il la rassure.
— Je vais beaucoup mieux, merci.
D’après ce qu’elle dit, toute l’école d’opticiens est consternée de le savoir malade et espère un prompt rétablissement ; et Billy :
— Dis bonjour à tous à l’occasion.
Elle promet de le faire.
Elle cherche si elle pourrait lui procurer quoi que ce soit de l’extérieur, mais il la remercie.
— Non, j’ai pratiquement tout ce qu’il me faut.
— Et des livres ?
— Je suis juste à côté d’une des plus grandes bibliothèques privées du monde.
Billy fait allusion à la collection de science-fiction d’Eliot Juderose.
Dans le lit voisin, Juderose bouquine et Billy l’englobe dans la conversation en s’informant de l’objet de sa lecture.
Alors Juderose s’explique. C’est l’Évangile de l’espace de Kilgore Trout. Il s’agit d’un visiteur étranger à la Terre qui, par parenthèse, a beaucoup d’un Tralfamadorien. Il se livre à une étude serrée de la chrétienté dans le but de découvrir pourquoi les chrétiens se révèlent si facilement cruels. Il conclut qu’une bonne partie du problème tient au bourrage de crâne massif du Nouveau Testament. Selon son optique, le rôle des Évangiles serait d’inculquer aux gens, entre autres choses, une infinie compassion, même envers les plus déshérités.
Mais en fait, le message des Évangiles est celui-ci :
Avant de tuer qui que ce soit, assurez-vous bien qu’il n’a pas de hautes relations. C’est la vie.
Ce qui accroche dans toutes ces bondieuseries, proclame le voyageur interstellaire, c’est que le Christ, sous son aspect plutôt insignifiant, est en réalité Fils de l’Être suprême. Les lecteurs en sont conscients et quand se place la scène de la crucifixion, ils s’écrient tout naturellement (Juderose relit la phrase à haute voix) :
Oh, machin, ce coup-là, ils n’ont pas tiré le bon numéro en lynchant ce type !
Ce qui entraîne une pensée concomitante : « Il y a donc des gars bons à lyncher ? » Qui alors ? Ceux qui ne connaissent personne de bien placé. C’est la vie.
L’étranger fait don à la Terre d’un nouvel Évangile. Le Christ y est vraiment un rien du tout et un fichu poison pour beaucoup de gens pourvus d’accointances plus puissantes que les siennes. Il se débrouille cependant pour proférer toutes les merveilleuses paroles pleines de mystère qui figurent aussi dans les anciennes versions.
C’est pourquoi, un beau jour, on s’amuse à le clouer sur une croix qu’on plante en terre. Les tortionnaires sont sûrs que cela ne tirera pas à conséquence. Et le lecteur se doit d’adopter cette vue car le nouvel Évangile lui enfonce dans la tête, de gré ou de force, que Jésus est bien un va-nu-pieds.
Et soudain, au moment où cet obscur est sur le point de mourir, les cieux se déchirent, le tonnerre résonne, l’éclair jaillit. La voix de Dieu gronde du haut des nues. Elle annonce à tous qu’il fait son fils de ce bon à rien et lui accorde, à ce jour et dans l’éternité, les pouvoirs et privilèges du Fils du Créateur de l’Univers. Dieu tonne : Dès cet instant, Ma main s’appesantira sur quiconque s’acharne sur un pauvre mec sans piston !
La fiancée de Billy a fini de sucer son bonbon « Trois Mousquetaires ». Elle déguste maintenant un Carambar.
— Assez de bouquins, grommelle Juderose en envoyant le roman sous son lit. Qu’ils aillent au diable !
— Celui-ci paraît passionnant, intervient Valencia.
— Dieu du ciel ! Si seulement Kilgore Trout écrivait correctement ! gémit Juderose.
Il y avait du vrai là-dedans : Kilgore Trout méritait son peu de succès. Il écrivait comme un cochon. Tout ce qu’il avait c’était de bonnes idées.
— Je ne crois pas que Trout ait jamais quitté les États-Unis, poursuit Juderose. Bon sang, il passe son temps à décrire les Terriens, et ils sont tous américains. Il n’y a presque pas d’Américains sur notre planète.