Un grand bateau de plaisance à moteur, le Schéhérazade frôlait maintenant l’alcôve des épousés. Ses moteurs avaient le registre profond d’un orgue. Toutes ses lumières brillaient.
Deux êtres jeunes et beaux, un homme et une femme en tenue de soirée, s’appuyaient à l’arrière, énamourés d’eux-mêmes, de leur songerie et du sillage du bateau. Eux aussi étaient en voyage de noces. C’était Lance Rumfoord, de Newport, dans l’État de Rhode Island, et sa jeune femme, née Cynthia Landry, un des béguins d’enfance de John F. Kennedy à Hyannis Port dans le Massachusetts.
Il se glissait là une légère coïncidence. Billy Pèlerin partagerait un jour une chambre d’hôpital avec l’oncle de Rumfoord, le Pr Bertram Copeland Rumfoord de Harvard, historien officiel de l’Armée de l’Air américaine.
Les aimables créatures disparues, Valencia a interrogé sur la guerre son bouffon de mari. Il était bien simplet de la part d’une Terrienne d’associer ainsi amour et prestige aux faits d’armes.
— Est-ce que tu penses parfois à ta vie de soldat ? (Elle effleurait la cuisse de Billy.)
— À l’occasion, a admis Billy Pèlerin.
— De temps en temps je t’observe et j’ai le sentiment bizarre que tu débordes de secrets.
— Mais non.
C’était un mensonge, bien sûr. Il n’avait soufflé mot à personne de ses explorations dans le temps, de Tralfamadore et du reste.
— Tu dois cacher des choses sur ce qui s’est passé en Allemagne. Ou du moins éviter d’en parler.
— Non.
— Je suis tellement fière que tu aies été soldat. Tu t’en rends compte ?
— Tant mieux.
— Ça a été dur ?
— Certains jours.
Une pensée incongrue a envahi Billy. Sa vérité l’a secoué. Voilà qui ferait une excellente épitaphe pour Billy Pèlerin ; et pour moi aussi, par la même occasion.
— Tu me raconterais ta captivité si j’insistais ?
Dans un petit recoin de son vaste corps elle essayait de rassembler les éléments qui constituent un Béret vert.
— Ce serait comme un rêve, dit Billy. Et ceux des autres ne sont pas palpitants en général.
— Je t’ai entendu mentionner devant papa un peloton d’exécution allemand. (Elle faisait allusion à la fin de ce pauvre bougre d’Edgar Derby.)
— Hum.
— Il a fallu que vous l’enterriez ?
— Oui.
— Il a dit quelque chose ?
— Non.
— Il avait peur ?
— On l’avait drogué. Il avait les yeux vitreux.
— Ils lui ont mis une cible ?
— Un bout de papier.
Billy s’est levé et s’est excusé avant de se lancer dans l’obscurité de la salle de bains où il a pissé un coup. Il a tâtonné en direction de l’interrupteur, a compris au contact de la paroi rugueuse qu’il était revenu sur les traces du temps jusqu’en 1944 et qu’il se trouvait à l’hôpital de la prison.
La bougie s’était éteinte dans l’hôpital. Le triste Edgar Derby avait cédé au sommeil sur le lit de camp voisin de celui de Billy. Notre malade, debout, explorait en aveugle un mur pour trouver une sortie car il avait terriblement besoin de pisser un coup.
Il est tombé sur une porte qui s’est ouverte, le laissant dévaler dans la nuit de la prison... Billy était complètement sonné par la morphine et les promenades dans le temps. Il s’est jeté sur une barrière de barbelés qui l’a empoigné en une douzaine d’endroits à la fois. Billy tentait désespérément de se dégager mais les barbelés s’acharnaient. Alors il s’est livré à une petite danse ridicule avec la barrière, un pas de-ci, un pas de-là, retour au point de départ.
Un Russe, dehors lui aussi pour pisser un coup, a aperçu le ballet de l’autre côté de la palissade. Il s’est approché de l’étonnant épouvantail, a essayé de l’apprivoiser, lui a demandé quel était son pays. L’épouvantail continuait à danser la gigue sans lui prêter attention. Le Russe a décroché les barbes une à une et le guignol est allé perdre dans l’obscurité le reste de ses évolutions, sans un mot de remerciement.
Le Russe agitait la main en signe d’adieu tout en criant « Au revoir » dans sa langue.
Billy a sorti sa petite affaire là, dans la nuit de la prison, et il a pissé longuement à même le sol. Puis il l’a rangée plus ou moins au bon endroit, avant d’affronter un nouveau problème : d’où était-il parti et quelle serait sa prochaine étape ?
Quelque part dans le noir montaient des cris de douleur. Par désoeuvrement, Billy s’est traîné dans leur direction. Il cherchait quelle tragédie faisait se lamenter ainsi tant de gens sous le grand ciel.
Billy, sans le savoir, atteignait l’arrière des latrines. L’installation se réduisait à une poutre unique qui surmontait douze seaux. Le tout abrité sur trois côtés par un écran de vieilles planches et de boîtes métalliques aplaties. Le quatrième côté faisait face au mur de papier goudronné du baraquement où s’était tenu le banquet.
Billy a longé l’écran jusqu’au moment où il a deviné un message tout frais peint sur la cloison de papier. On avait utilisé pour tracer les mots la couleur rose qui embellissait le décor de Cendrillon. Les perceptions de Billy étaient tellement troublées qu’il voyait les lettres suspendues dans le vide ou peut-être inscrites sur un rideau transparent. Il y avait de jolis points argentés sur le rideau. Rien d’autre que les clous qui fixaient le cartonnage à la charpente. Billy n’aurait pu expliquer comment l’étoffe se maintenait sans appui et il se figurait que le voile magique et les jérémiades théâtrales participaient d’une cérémonie religieuse dont il ignorait tout.
La pancarte proclamait :
Billy a fouillé l’intérieur du regard. C’était de là que s’échappaient les gémissements. Les lieux étaient bourrés d’Américains qui avaient posé culotte. Le festin si bien accueilli les avait rendus malades comme des vaches. Les seaux étaient pleins ou renversés.
Un Américain, non loin de Billy, gueulait qu’il avait tout expulsé sauf sa cervelle. Un moment plus tard il se reprit :
— C’est parti, c’est parti. (C’était sa cervelle.)
C’était moi. Le fils de ma mère. L’auteur de ce livre.
Billy s’est écarté en chancelant de cette scène infernale. Il a rattrapé trois Anglais qui observaient de loin cette foire à l’excrément. Ils étaient convulsés de dégoût.
— Attache ton pantalon ! cria l’un d’eux à Billy au passage.
Billy s’est exécuté. Il a eu la chance de découvrir la porte du petit hôpital. Il l’a franchie et s’est retrouvé en pleine lune de miel, au cap Anne, tandis qu’il rejoignait au lit sa jeune épouse après une percée vers la salle de bains.
— Tu me manquais, murmura Valencia.
— Et toi, tu me manquais encore plus, répliqua Billy Pèlerin.
Billy et Valencia se sont assoupis, imbriqués comme des cuillères et Billy a reculé dans le temps jusqu’à son trajet par chemin de fer, en 1944, du champ de manoeuvres de Caroline du Sud à l’enterrement de son père à Ilium. Il n’avait reçu ni le baptême du feu ni celui de l’Europe. C’était encore l’époque de la traction à vapeur.
Billy n’arrêtait pas de changer de train. Tous les convois étaient lents. Les wagons empestaient la fumée, le tabac de guerre, la gnôle rationnée et les pets des gens nourris de produits synthétiques. Le rembourrage des sièges métalliques se hérissait de crin et Billy ne se reposait guère. Il s’est endormi profondément à trois heures d’Ilium, les jambes avachies en direction de l’entrée du wagon-restaurant bondé.