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Le porteur l’a réveillé à l’arrivée en gare d’Ilium. Billy a titubé hors du compartiment, lesté de son sac de sport puis, debout sur le quai à côté du porteur, s’est efforcé de reprendre ses esprits.

— T’as bien ronflé ? a blagué l’employé.

— Oui.

— Mon pote, on peut dire que tu bandais !

À 3 heures, la nuit où Billy cuve sa morphine en prison, deux solides Britanniques amènent à l’hôpital un nouveau malade. Il est minuscule. C’est Paul Lazzaro, l’individu aux vêtements à pois, le voleur d’autos de Cicero dans l’Illinois. On l’a surpris à chiper des cigarettes sous l’oreiller d’un Anglais. Celui-ci, à moitié dans le cirage, lui a cassé le bras droit et l’a étendu raide.

L’Anglais responsable de tout cela aide à transporter Lazzaro. Il a les cheveux carotte et pas de sourcils. Dans la pièce, il jouait le rôle de la Fée bleue, tante de Cendrillon... Pour l’instant, il soulève d’une main sa moitié de blessé, tout en fermant la porte de l’autre. « Il est léger comme une plume », constate-t-il.

L’Anglais chargé des pieds de Lazzaro est le colonel qui a envoyé Billy au pays des songes.

La Fée bleue est très mal à l’aise et pas contente du tout.

— Si j’avais su que je me battais contre un avorton, je n’aurais pas mis le paquet.

— Hum.

La Fée bleue ne cache pas son dégoût à l’égard des Américains.

— Faiblards, puants, toujours à pleurer sur eux-mêmes ; un tas de faux jetons crasseux, voleurs, chassieux. Pires que ces cons de Russes.

— M’ont pas l’air brillant, en effet, lâche le colonel.

Un commandant allemand se présente. Il considère les Anglais comme ses amis intimes. Il leur rend visite presque quotidiennement, se plonge avec eux dans des jeux de société, les initie à l’histoire allemande, s’assied à leur piano, leur donne des cours de langue usuelle. Il répète que, privé de leur compagnie d’hommes civilisés, il deviendrait fou. Son anglais est impeccable.

Il regrette vivement que ses compagnons aient à supporter les bidasses américains. Il leur promet qu’on ne les gênera pas plus d’un jour ou deux, qu’on expédiera promptement les intrus à Dresde comme travailleurs réquisitionnés. Il a en main une brochure publiée par l’Association allemande de l’encadrement des prisons. C’est un rapport sur la conduite dans les camps des hommes de troupe américains. Rédigé par un ancien Américain devenu quelqu’un au ministère allemand de la Propagande. Il s’appelait Howard W. Campbell Jr.

Il devait par la suite se pendre alors qu’on allait le juger comme criminel de guerre. C’est la vie.

Pendant que le colonel réduit la fracture de Lazzaro et prépare le plâtre, le commandant allemand lit à haute voix des passages de la monographie de Howard W. Campbell Jr. Celui-ci a eu son heure en tant qu’écrivain dramatique. L’ouvrage débute ainsi :

L’Amérique est la plus riche nation du monde, mais ses citoyens sont souvent pauvres et quand ils le sont, on pousse chacun d’eux à se haïr. Pour citer l’humoriste américain Kin Hubbard : « C’est pas une disgrâce d’être sans un sou, mais c’est tout comme. » En fait, c’est bien un crime pour un ressortissant U.S. d’être démuni bien que sa patrie soit une fédération d’indigents. Dans tout autre pays la tradition populaire cite des exemples d’hommes besogneux mais remplis de sagesse et par là plus estimables que quiconque possède or et grandeur. Les gueux du Nouveau Monde n’ont pas de telles légendes. Ils se rabaissent et glorifient leurs supérieurs dans l’ordre social. Le bouge le plus infâme, dont le propriétaire ne peut joindre les deux bouts, a bien des chances d’afficher sur le mur un écriteau portant cette cruelle inscription : « Si tu es si malin, pourquoi n’es-tu pas bourré aux as ? » Il n’y manquera pas non plus le drapeau national, de la taille d’une main d’enfant, enfilé sur un bâton de sucette et flottant au-dessus de la caisse.

Certains assurent que l’auteur du pamphlet, originaire de Schenectady dans l’État de New York, possédait le quotient intellectuel le plus élevé parmi les criminels de guerre mis dans l’obligation de se pendre. C’est la vie.

Mes concitoyens, comme tous les êtres humains, admettent nombre de choses qui sont manifestement fausses. La plus virulente contre-vérité est qu’il est facile à tout Américain de faire fortune. Personne n’est prêt à reconnaître combien, en fait, âpre est la conquête de l’argent ; en conséquence, ceux qui n’en ont pas se rongent. Ce sentiment de culpabilité est une mine d’or pour les possédants qui ont fait moins en faveur des nécessiteux, dans le domaine privé aussi bien que public, qu’aucune classe dirigeante depuis l’ère napoléonienne.

Les États-Unis ont produit beaucoup de choses. La plus frappante, celle qu’on n’avait jamais vue, est une cohorte de miséreux dépourvus de dignité. On ne peut s’aimer les uns les autres quand on se déteste soi-même. Une fois ce point acquis, la conduite déplaisante des hommes de troupe américains dans les prisons allemandes perd tout son mystère.

Howard W. Campbell Jr poursuivait en étudiant l’uniforme du soldat américain de la Seconde Guerre mondiale : Au fil de l’Histoire, toute armée prospère ou non, s’est attachée à habiller ses hommes, même de rang modeste, de façon qu’ils se considèrent et soient considérés experts de haute volée en ripailles, copulation, pillage et trucidage. L’armée américaine, cependant, envoie ses recrues au combat et à la mort dans une version revue et corrigée du complet-veston, de taille régulièrement inadéquate, tas de hardes désinfectées mais non repassées qu’une oeuvre charitable hautaine distribue aux ivrognes des taudis.

Quand un fringant officier s’adresse à un pauvre type si mal fagoté c’est pour le réprimander, comme il se doit. Mais le mépris dont fait preuve le gradé n’a rien à voir avec les conventions paternalistes qui règnent dans les autres armées. C’est une pure expression de haine envers les pauvres qui sont seuls responsables de leur triste sort.

Un dirigeant de prison mis en présence de détenus américains pour la première fois doit être averti : il ne lui faut s’attendre à aucune fraternité, même entre frères. Il n’existe nul sens de la solidarité. Chacun agit en enfant boudeur qui bien souvent se voudrait mort.

Campbell brossait un tableau de l’expérience allemande face aux soldats américains incarcérés. Il remarquait qu’on les considérait partout comme les K.G. les plus sales, les plus râleurs et les moins prêts à s’entraider. Ils étaient incapables de s’entendre, même dans leur propre intérêt. Ils dédaignaient les chefs sortis de leurs rangs, refusaient de leur porter attention sous prétexte qu’ils ne valaient pas plus que n’importe qui et feraient bien de laisser tomber leurs grands airs.

Et ainsi de suite. Billy s’est endormi pour se réveiller veuf à Ilium dans sa maison déserte. Sa fille Barbara lui reprochait d’écrire aux journaux des lettres grotesques.

— Tu as compris, oui ou non ? s’entêtait Barbara. (On était de nouveau en 1968.)

— Bien sûr. (Il avait somnolé vaguement.)

— Si tu continues à faire l’enfant, on se décidera à te traiter en enfant.

— La suite n’est pas comme ça, a objecté Billy.

— C’est ce que nous verrons. (Barbara l’importante se recroquevillait sur elle-même.) Il fait un froid de canard ici. Le chauffage est allumé ?