Billy a piqué du nez, repris conscience une seconde fois dans l’infirmerie de la prison. Le soleil brillait haut. De l’extérieur arrivaient les cris tourmentés d’hommes robustes s’acharnant sur un sol dur, dans lequel ils creusaient des trous où enfoncer des poteaux. Des Anglais installaient leurs nouvelles latrines. Ils avaient abandonné les anciennes aux Américains, ainsi que le théâtre où avait eu lieu le banquet.
Six Anglais traversaient l’hôpital en chancelant sous le poids d’une table de billard sur laquelle s’amoncelaient plusieurs matelas. Ils transféraient le tout dans les appartements attachés à l’hôpital. Sur leurs talons, un autre Anglais qui traînait sa paillasse et coltinait la cible d’un jeu de fléchettes.
L’individu à la cible était la Fée bleue, tante de Cendrillon, qui avait mis à mal le petit Lazzaro. Il s’arrêta près de sa victime, s’enquit de sa santé. Lazzaro l’avertit qu’après la guerre il le ferait rétamer.
— Ah ?
— T’as commis une grosse erreur, poursuivit Lazzaro. Le premier qui me touche, il ferait bien de me tuer, ou c’est moi qui l’aurai.
La Fée bleue, elle, en connaissait un bout en fait de tuerie. Il dédia à Lazzaro un sourire prudent.
— Moi, j’ai encore tout le temps de vous régler votre affaire. Si vous réussissez à me convaincre que c’est la meilleure solution.
— Pourquoi tu vas pas te faire enculer ?
— N’allez pas vous imaginer que je n’ai pas essayé, rétorqua la Fée bleue.
La Fée bleue s’éclipsa, l’air narquois et condescendant. Après son départ, Lazzaro s’engagea à se venger devant Billy et ce pauvre diable d’Edgar Derby, car la vengeance est une bien douce satisfaction.
— C’est ce qu’il y a de meilleur, soutient Lazzaro. Nom de Dieu, tous les types qui déconnent avec moi le regrettent méchamment. J’me marre à en crever. J’me fous de savoir si c’est un mec ou une gonzesse. Si le président des États-Unis jouait au couillon avec moi, j’lui ferais la peau. Vous auriez dû voir c’que j’ai fait à un chien, un jour.
— Un chien ? dit Billy.
— C’t’enfant de chienne m’a mordu. Je me suis dégotté de la viande et un vieux ressort de réveil. Je l’ai coupé en petits morceaux. J’ai aiguisé les pointes. Tranchants comme des lames de rasoir qu’ils étaient mes bouts de ressort. Je les ai fourrés dans la viande, bien au fond. Et j’ai été me balader du côté où le chien était attaché. Il a voulu me mordre encore un coup. Je lui ai dit, viens mon toutou, on est copains. Finie la bagarre. J’suis pas fou. Il m’a cru.
— Vraiment ?
— J’lui ai balancé la viande. Il l’a descendue en une fois. J’ai traîné dans le coin pendant dix minutes. (Les yeux de Lazzaro étincellent.) Le sang a commencé à couler de sa gueule. Il s’est mis à gémir, à se rouler par terre comme s’il avait eu les couteaux sur le dos au lieu de dans la panse. Il essayait de se mordre les tripes. Je rigolais et je lui ai dit. T’as compris. Vas-y, mon vieux, bouffe-toi les boyaux. C’est moi qu’t’as là-dedans avec toutes ces lames.
C’est la vie.
— Si quelqu’un veut savoir ce qu’il y a de plus jouissif sur terre, c’est la vengeance, conclut Lazzaro.
Il est à remarquer que Lazzaro ne devait pas se réjouir, plus tard, de la destruction de Dresde. Il affirmait ne rien avoir contre les Allemands. De plus, il aimait s’attaquer à ses ennemis un par un. Il se vantait de n’avoir jamais nui à un innocent.
— Personne n’a jamais rien récolté de Lazzaro, qu’il ne l’ait tout d’abord cherché, rabâchait-il.
Edgar Derby, le professeur, le pauvre malheureux, prend part à la conversation. Il demande à Lazzaro s’il a l’intention d’offrir à la Fée bleue un steak farci de ressort d’horloge.
— De la merde, réplique Lazzaro.
— Il est de bonne taille, insiste Derby qui, en fait, est lui-même de stature respectable.
— La taille veut rien dire.
— Tu vas pas lui tirer dessus ?
— J’expédierai quelqu’un le dégommer. À la fin de la guerre, il rentre chez lui. C’est lui le grand héros. Toutes les bonnes femmes se jettent sur lui. Il se case. Un ou deux ans passent. Puis un beau jour on frappe à sa porte. Il ouvre et un inconnu se présente. Le gars s’assure qu’il est bien Un tel. Quand il répond oui, l’autre annonce, c’est Paul Lazzaro qui m’envoie. Il sort son pétard et lui fait sauter les joyeuses. Il lui laisse deux secondes pour réfléchir à Paul Lazzaro et à ce que sera l’existence sans couilles. Puis il lui colle une balle dans le buffet et s’en va.
C’est la vie.
Lazzaro prétendait qu’il eût fait rectifier n’importe qui pour mille dollars plus les frais. Il a sa liste noire en tête.
Derby est curieux de savoir qui figure sur la liste et Lazzaro le prévient :
— Fais salement gaffe de pas t’y retrouver. Me fiche pas en boule, c’est tout. (Après un instant de silence, il ajoute :) Et fous la paix à mes copains.
— Tu as des amis ?
Derby est captivé.
— Dans c’te guerre ? Un peu, ouais. J’avais un pote. Il est mort.
C’est la vie.
— C’est moche.
Les yeux de Lazzaro s’allument de nouveau.
— Ouais. Mon voisin dans le wagon. Il s’appelait Roland Fumeux. Il a clamecé dans mes bras. (Il désigne Billy de sa main valide.) C’est la faute de cet enfoiré-là. Je lui ai promis de le faire descendre après la guerre.
Lazzaro balaie d’un geste tout ce que Billy Pèlerin peut s’apprêter à répondre.
— Te frappe pas, p’tit gars. Profite de la vie pendant qu’il est encore temps. Il n’arrivera rien pendant cinq, dix, quinze, peut-être vingt ans. Mais écoute bien mon conseil : quand t’entends sonner, envoie quelqu’un d’autre ouvrir.
Billy Pèlerin n’en démord pas : c’est bien de cette façon qu’il périra. À parcourir le temps, il a assisté, à plusieurs reprises, à sa propre fin et en a même consigné le récit sur une bande magnétique. La bande est enfermée avec son testament et quelques objets de valeur dans son coffre-fort de la Banque nationale du négoce, succursale d’Ilium.
La bande débute ainsi : Moi, Billy Pèlerin, mourrai, serai mort et ne cesserai de mourir le 13 février 1976.
Au moment fatal, assure-t-il, il est de passage à Chicago pour parler à un vaste public de soucoupes volantes et de la vraie nature du temps. Il habite toujours Ilium. Sur le chemin de Chicago, il lui a fallu franchir trois frontières. Afin d’éviter que les États-Unis ne menacent une fois de plus la paix du monde, on les a balkanisés, divisés en vingt nations de force médiocre. Des Chinois irascibles ont lâché une bombe à hydrogène sur Chicago. C’est la vie. La cité est toute neuve.
Billy a prononcé sa conférence devant une salle comble, dans un stade de baseball surmonté d’une coupole géodésique. Le drapeau du pays flotte au-dessus de sa tête. C’est un taureau de Hereford sur champ vert. Billy prédit sa propre mort pour dans une heure. Il en rit, invite les spectateurs à partager son hilarité.
— Il est grand temps que je disparaisse. Il y a de nombreuses années, un certain monsieur a fait le voeu de me supprimer. Il a vieilli maintenant et demeure pas très loin d’ici. Rien ne lui a échappé du battage fait autour de ma visite en votre bonne ville. Il souffre de troubles mentaux. Ce soir, il tiendra parole.
Des protestations s’élèvent de la foule.
Billy Pèlerin les repousse.
— Si vous regimbez, si vous envisagez mon trépas comme une chose horrible, c’est que vous n’avez rien saisi de mon exposé. (Selon son habitude, il termine son discours sur ces mots :) Adieu, bonjour, adieu, bonjour.