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Il quitte la scène, encadré d’une haie de policiers. Leur présence n’est que la rançon d’un trop grand succès. Depuis 1945, nul n’a formulé de menaces contre sa vie. Les défenseurs de l’ordre proposent de rester auprès de lui. Pleins de zèle, ils sont prêts à l’entourer toute la nuit, pistolet à onde au poing.

— Non, non, se défend calmement Billy. L’heure est venue pour vous de rejoindre vos femmes et vos enfants et pour moi de trépasser provisoirement, avant de reprendre vie.

À cet instant, le front dégagé de Billy est placé au point de convergence des rayons d’un puissant laser. Il est braqué contre lui à partir d’une loge de presse où règne l’obscurité. Dans la seconde, Billy est mort. C’est la vie.

Billy fait connaissance avec l’au-delà. Ce n’est rien de plus qu’une lumière violette et un bourdonnement. Il n’y a personne d’autre. Billy Pèlerin lui-même n’y est pas.

D’un vaste balancement, il réintègre la vie, ce moment lointain de 1945, à peine une heure après que Lazzaro a jeté sur lui l’anathème. On lui a ordonné d’abandonner son lit d’hôpital et de s’habiller, car il est guéri. Billy, Lazzaro et le triste Edgar Derby doivent se regrouper avec les autres dans le théâtre. Ils y désigneront leur chef au cours d’un vote secret.

Billy, Lazzaro et l’ineffable Derby traversent la cour en direction du théâtre. Billy est affublé de son petit manteau comme d’un manchon. Il l’a enroulé plusieurs fois autour de ses mains. Il remplit le rôle de premier bouffon dans une parodie du célèbre tableau : « l’Esprit de la guerre d’Indépendance ».

En pensée, Edgar Derby écrit chez lui, annonce à sa femme qu’il est en vie et bien portant, la prie de ne pas s’inquiéter puisque les hostilités s’achèvent et qu’elle le reverra bientôt.

Lazzaro se berce de l’énumération de ceux qu’il fera tuer après la guerre, des trafics qu’il mettra sur pied, des femmes qu’il baisera que cela leur plaise ou non. Si le sort avait voulu qu’il soit chien dans une grande ville, un agent l’aurait abattu, aurait confié sa tête à un laboratoire afin de déterminer s’il avait la rage. C’est la vie.

Comme ils approchent du théâtre, ils tombent sur un Anglais qui, à grands coups de talon, creuse un sillon au flanc de la Terre. Il délimite les sections américaines et britanniques de l’enceinte. Billy, Lazzaro et Derby n’ont pas à demander ce que signifie cette ligne. Ils sont depuis l’enfance, accoutumés à ce symbole.

Le théâtre est pavé de carcasses américaines imbriquées comme des cuillères. La plupart des soldats sont endormis ou dans un état d’hébétude. Leurs boyaux grouillent, desséchés.

— Ferme la putain de porte, crie quelqu’un à Billy. T’es né dans une grange ?

Billy la repousse, dégage une main de son manchon pour tâter le poêle. Il est comme un glaçon. La scène conserve les traces de Cendrillon. Des rideaux d’azur pendent d’arches d’un rose éclatant. Des trônes dorés flamboient et les aiguilles de la fausse horloge sont figées sur minuit. Les pantoufles de Cendrillon, des godillots d’aviateur peints couleur argent, gisent, naufragés parallèles, sous l’un des trônes.

Billy, ce pauvre type de Derby et Lazzaro étaient à l’hôpital quand les Anglais ont distribué matelas et couvertures et on les a oubliés. Il ne leur reste qu’à se débrouiller. Le seul espace encore disponible est l’estrade ; ils l’escaladent, décrochent les rideaux, s’improvisent un nid.

Billy, en rond au fond de son berceau de ciel, a le regard fixé sur les bottines d’argent de Cendrillon, entre les pattes d’un trône. Il lui revient que ses chaussures sont en piteux état, qu’il lui en faut une paire. L’idée de s’éloigner de son abri ne lui sourit guère, mais il s’y contraint. Il progresse à quatre pattes jusqu’aux brodequins, s’assied pour les essayer.

Ils lui vont comme un gant. Billy Pèlerin devient Cendrillon, Cendrillon est Billy Pèlerin.

C’est aux alentours que se placent une causerie sur l’hygiène personnelle donnée par le responsable anglais, et la fameuse élection libre. La moitié au moins des Américains ronflent d’un bout à l’autre. L’Anglais grimpe sur la scène, cingle le bras d’un des sièges royaux de sa badine, hausse la voix : « Jeunes gens, jeunes gens, un peu d’attention s’il vous plaît ! » Et ainsi de suite.

Le prêche de l’Anglais se résume ainsi :

— Quiconque cesse de tirer fierté de son apparence physique ne tarde pas à mourir. (Il cite plusieurs cas qui empruntent le même processus :) Ces hommes négligent de se tenir droits, puis délaissent rasoir et savon, refusent de se laver, de parler et finissent par s’éteindre. Je dois reconnaître une chose : c’est sans contredit une manière facile et douce de disparaître.

C’est la vie.

Le fils d’Albion révèle que, lors de sa capture, il s’est fait une série de promesses qu’il a tenues : se brosser les dents deux fois par jour, se raser tous les matins, se laver le visage et les mains avant chaque repas et après être passé aux toilettes, cirer ses souliers tous les jours, faire de la culture physique pendant une demi-heure chaque matin avant d’aller à la selle, s’examiner fréquemment dans un miroir pour évaluer sans complaisance son aspect et surtout la correction de son maintien.

Billy Pèlerin profite du tout allongé dans son cocon. Il a les yeux rivés non pas sur le visage de l’orateur mais sur ses chevilles.

— Je vous envie vraiment, jeunes gens, continue l’autre.

Un rire fuse. Billy ne voit pas ce qu’il y a de drôle.

— Vous partez cet après-midi pour Dresde, une bien jolie ville à ce qu’on raconte. Vous n’allez pas demeurer parqués comme nous. Vous serez dans un centre animé et on vous nourrira mieux qu’ici. Si je peux risquer une note personnelle : il y a cinq ans que je n’ai aperçu ni un arbre, ni une fleur, ni une femme, ni un enfant ; pas plus qu’un chien, un chat, un lieu de plaisir ou une personne occupée à quoi que ce soit d’utile. Je vous signale que vous n’avez pas à vous tracasser pour les bombardements. Dresde a été déclarée ville ouverte. Elle n’est pas défendue et ne recèle ni industrie de guerre ni concentration de troupes importante.

C’est à ce moment-là que l’ancêtre Derby a été élu responsable américain. L’Anglais sollicite les candidatures parmi le public, sans résultats. Alors il soumet celle de Derby, dresse l’éloge de sa sagesse et de sa grande expérience des hommes. Il ne se présente pas d’autre postulant et la première partie est close.

— Tout le monde est d’accord ?

Deux ou trois disent :

— Oui.

Le pauvre bougre de Derby prend la parole. Il remercie le gradé de ses bons conseils, affirme qu’il entend bien les suivre à la lettre. Il est persuadé que tous les Américains feront de même. C’est maintenant pour lui un devoir impérieux de faire en sorte que tous regagnent leur pays en bonne forme.

— Va donc t’enfoncer une dragée dans l’oignon, chuchote Paul Lazzaro de son refuge bleuté. Va-t’en enculer la Lune.

La température fit un bond surprenant ce jour-là. Midi regorgeait de douceur. Les Allemands apportèrent de la soupe et du pain dans des chariots à deux roues tirés par des Russes. Les Anglais fournirent du vrai café, du sucre, de la marmelade, des cigarettes et des cigares et entrebâillèrent les portes du théâtre pour que la chaleur pénètre.

Les Américains commençaient à se refaire. Ils gardaient ce qu’ils absorbaient. L’heure sonna de s’embarquer pour Dresde. Ils quittèrent l’enceinte britannique d’une allure ma foi respectable. Billy Pèlerin paradait de nouveau en tête. Il était équipé de galoches argentées, d’un manchon et d’une bonne longueur de rideau bleu azur drapée en toge. Sa barbe était toujours là. Tout comme celle de l’infortuné Edgar Derby qui marchait de front avec lui. Derby composait une lettre à sa famille et ses lèvres s’agitaient avec frénésie :