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Je me trouvais exposer le raid, tel que j’en avais été témoin, et mon projet de livre à un professeur de l’université de Chicago, au cours d’un cocktail. Il était membre d’un certain Comité pour la réflexion sociale. Il m’expliqua comment les Allemands fabriquaient du savon et des bougies avec la graisse des juifs, le principe des camps de concentration et le reste.

Je n’avais que « Je sais bien, je sais bien, je le sais ! » à lui opposer.

La Seconde Guerre avait sans doute endurci tout le monde. Je suis devenu chargé de relations pour la General Electric à Schenectady, dans l’État de New York, et pompier volontaire à Alplaus, village où j’ai acheté ma première maison. Mon patron était le type le plus exigeant que j’ai eu la malchance de rencontrer. Il avait été chargé de relations publiques avec le grade de lieutenant-colonel, à Baltimore. Pendant mon séjour à Schenectady, il s’affilia à l’Église réformée hollandaise, qui n’a rien de folichon.

Parfois il me sondait afin de découvrir pourquoi je n’avais pas été officier, comme si c’était une tare.

Ma femme et moi avions perdu nos plis et nos fossettes. Nous traversions une période de vaches maigres. Nous avions pour amis des quantités de démobilisés étiques et leurs femmes tout aussi étiques. Les ex-troufions les plus sympathiques de Schenectady, ceux que j’estimais les plus gentils et les plus drôles, ceux qui détestaient la guerre avec le plus de ferveur étaient les hommes qui s’étaient battus pour de bon.

C’est alors que j’ai écrit à l’Armée de l’Air pour avoir des détails sur le bombardement de Dresde : qui en avait donné l’ordre, combien d’avions y avaient pris part, quelle en était la raison, quel bien en avait-on tiré, etc. Le monsieur qui accusa réception de ma lettre était, comme moi, chargé de relations. Il exprimait ses regrets, mais les renseignements demeuraient hautement confidentiels.

J’ai lu sa réponse à haute voix à ma femme, et j’ai explosé :

— Confidentiels ? Pour qui, bon Dieu ?

Nous faisions à ce moment-là partie de la Fédération pour l’Unité mondiale. Je ne sais pas très bien quelles sont nos convictions maintenant. Nous sommes peut-être téléphonomanes. C’est fou ce que nous téléphonons ; moi, du moins, quand la soirée est avancée.

Quinze jours après ma conversation avec mon vieux pote Bernard V. O’Hare, je lui ai rendu effectivement visite. C’était en 1964, il me semble, enfin la dernière année de l’Exposition universelle à New York. Eheu, fugaces labuntur anni. J’m’appelle Yon Yonson. À Stamboul y’avait un gars...

J’ai emmené deux petites filles, la mienne, Nanny, et sa meilleure amie Allison Mitchell. Elles n’avaient jamais quitté le Cap Cod. Nous avons vu un fleuve et il a fallu s’arrêter afin qu’elles puissent l’observer et réfléchir un brin. Pour la première fois, elles étaient en présence d’eau non salée, sous des espèces longues et étroites. C’était l’Hudson. Il y nageait des carpes visibles à l’oeil nu. Elles étaient aussi grosses que des sous-marins atomiques.

Nous avons aussi rencontré des chutes, des cours d’eau qui bondissaient des falaises dans la vallée du Delaware. Des quantités de choses à examiner ; bientôt on devait repartir, c’était toujours l’heure de repartir. Les petites filles portaient des robes blanches du dimanche et de jolis souliers noirs, afin que tout le monde s’accorde à les trouver bien élevées.

— On y va, les enfants, répétais-je.

Et en avant.

Après le coucher du soleil nous avons dîné dans un restaurant italien, puis j’ai frappé à la porte de l’élégante demeure en pierre de Bernard V. O’Hare. Je balançais à bout de bras une bouteille de whisky irlandais.

J’ai fait la connaissance de sa charmante femme Mary à qui je dédie ce livre. Ainsi qu’à Gérard Müller, le chauffeur de taxi de Dresde. Mary O’Hare est infirmière diplômée : c’est une profession admirable pour une femme.

Mary s’extasia sur mes deux jeunes compagnes, les entraîna avec ses propres enfants, les envoya tous au premier jouer et regarder la télévision. Une fois les enfants sortis, j’ai flairé que Mary ne m’aimait pas ou que quelque chose lui déplaisait. Elle était polie mais glaciale.

— Vous avez une maison bien accueillante. C’était tout à fait vrai.

— J’ai arrangé un coin où vous pourrez parler sans être dérangés.

— Magnifique.

Je m’imaginais des fauteuils de cuir près d’un feu de cheminée dans une pièce lambrissée où deux vieux soldats auraient bu en bavardant. Mais elle nous conduisit à la cuisine. Elle avait disposé deux chaises rigides près d’une table à dessus de faïence blanche. Toute cette blancheur hurlait sous une décharge de deux cents watts. C’était un bloc opératoire qu’elle avait préparé. Il y avait un seul verre, pour moi. Elle m’expliqua que O’Hare ne touchait plus à rien de fort depuis la guerre.

Nous nous sommes assis. O’Hare était mal à l’aise mais ne voulait pas me confier ce qui n’allait pas. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui, en moi, faisait bouillir Mary de telle sorte. J’étais bon père de famille. Je n’avais été marié qu’une fois. Je n’étais pas alcoolique. Je n’avais pas joué de sale tour à son mari pendant les hostilités.

Elle se servit un Coca-Cola en malmenant à grand bruit les glaçons dans l’évier d’inox. Puis elle gagna l’autre extrémité de la maison. Mais elle ne tenait pas en place. Elle arpentait les pièces, ouvrait et fermait les portes, charriait des meubles pour se défouler.

J’ai demandé à O’Hare ce que j’avais fait ou dit pour la mettre dans cet état.

— Je t’en prie. Ne te tracasse pas. Cela n’a rien à voir avec toi.

C’était gentil de sa part. Il mentait. C’était bien de moi qu’il s’agissait.

Nous avons alors essayé d’oublier Mary et de nous rappeler la guerre. J’ai avalé deux bons coups de tord-boyaux que j’avais apporté. Par instants nous gloussions, bouches fendues comme si les souvenirs remontaient, mais pas moyen de se remémorer quoi que ce soit de valable. O’Hare pensait à un gars qui avait découvert une énorme quantité de vin à Dresde, juste avant le bombardement, et qu’il avait fallu ramener dans une brouette. Pas vraiment matière à un livre. J’évoquais deux soldats russes qui avaient mis à sac une fabrique de réveils. Ils en avaient une pleine charretée. Ils étaient saouls et béats. Ils fumaient des cigarettes démesurées roulées dans du papier journal.

C’était à peu près tout en fait de réminiscences et Mary continuait à s’agiter. Elle se décida à revenir à la cuisine se verser un autre Coca. Elle retira un nouveau casier à glace du réfrigérateur et fit résonner l’évier, malgré tous les glaçons déjà démoulés.

Alors elle me fit face, me laissa deviner l’étendue de sa colère et que c’était à moi qu’elle en avait. Elle discutait toute seule depuis plusieurs minutes si bien que ce que j’ai entendu n’était qu’un fragment d’une conversation beaucoup plus longue.

— Vous n’étiez que des gosses, lâcha-t-elle.

— Quoi ?

— Vous étiez des gamins pendant la guerre, comme ceux qui sont à l’étage !

J’approuvai du chef. Nous étions alors indubitablement des puceaux, à peine sortis de l’enfance.

— Mais ce n’est pas ce que vous raconterez, bien sûr.

Elle ne questionnait pas. Elle accusait.

— Je ne sais pas trop.

— Eh bien, moi, je sais. Vous allez faire croire que vous étiez des hommes, pas des morveux, et au cinéma vos rôles seront tenus par Frank Sinatra et John Wayne ou un de ces sales vieux bonshommes prestigieux à l’allure martiale. La guerre sera tout simplement magnifique et nous en aurons beaucoup d’autres. Dans lesquelles on enrôlera des mioches comme ceux d’en haut.