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La procession se pavane et, d’embardée en zigzag, arrive aux grilles de l’abattoir où elle s’engouffre. Il ne règne plus grande activité dans le secteur. La plupart des animaux comestibles du Reich ont été abattus, mangés et excrétés par des êtres humains, des soldats en général. C’est la vie.

On guide les Américains jusqu’au cinquième bâtiment à partir de l’entrée. C’est un cube de parpaings d’un étage de haut, muni à l’avant et à l’arrière de portes à glissières. À l’origine il servait d’abri aux cochons en passe d’être égorgés. On va en faire un foyer d’adoption pour cent prisonniers arrachés à la terre paternelle. Il est meublé de bat-flanc, de deux poêles à panse rebondie et d’une prise d’eau. Les latrines, une poutre unique qui surmonte des seaux, sont derrière.

Un numéro gigantesque domine l’entrée du bâtiment. C’est le chiffre cinq. Avant de laisser les Américains y pénétrer, le seul garde qui s’exprime en anglais leur conseille de retenir leur adresse pour le cas où ils s’égareraient en ville. C’est celle-ci : « Schlachthof-fünf ». Schlachthof signifie abattoir. Fünf n’est autre que ce bon vieux cinq.

7

Vingt-cinq ans plus tard, Billy Pèlerin s’est embarqué dans un avion frété, à Ilium. Billy savait qu’il s’écraserait mais ne voulait pas être pris pour un imbécile en prédisant l’accident. L’appareil devait l’emmener, ainsi que vingt-huit autres opticiens, à Montréal, pour un congrès.

Sa femme Valencia se trouve au bord de la piste et son beau-père, Lionel Merble, est attaché au siège voisin du sien.

Lionel Merble est une machine. Les Tralfamadoriens, on s’en doute, soutiennent que tout ce qui vit et respire dans l’Univers est comme ça. Et le fait que tant de Terriens se rebellent à l’idée d’être des mécaniques les divertit énormément.

À l’extérieur, le robot baptisé Valencia Merble Pèlerin croque une tablette de chocolat Meunier fourré et agite la main en signe d’adieu.

L’avion décolle sans incident. C’est inclus dans la structure du moment. Il y a à bord un quartette de caf’conc’. Les musiciens sont également opticiens. Ils ont donné à leur groupe le nom de « Salquatzi » ou « Salauds-à-quatre-z-yeux ».

Quand ils ont gagné une altitude satisfaisante, la machine qu’est le beau-père de Billy prie le quartette de chanter son air favori. Les gars au courant de ce qu’il a en tête, entonnent le couplet suivant :

J’suis assis dans ma cellule, Mon falzar plein d’merde au cul, Par terre r’bondissent mes p’tits sacs. Et j’vois la putain d’charogne Qui à belles dents m’mordit... la trogne. Jamais plus j’baiserai d’Polack.

Le beau-père de Billy se tord et supplie les artistes d’interpréter l’autre refrain polonais qu’il adore. Complaisamment, ils attaquent une chanson des mines de charbon de Pennsylvanie :

Moi et Mike on trime tans une mine. Butain d’bon tieu qu’est-ce qu’on s’en paie ! Un jour par s’maine on s’palpe not’paie Bon tieu d’butain, l’lendemain pas d’mine.

Puis nous en sommes aux Polonais, Billy Pèlerin, tout à fait par hasard, a assisté à la pendaison publique d’un Polonais, trois jours après son arrivée à Dresde. Billy partait au travail avec quelques autres, à l’aube, et ils ont aperçu une potence entourée de badauds, face à un stade de football. Le Polonais était un ouvrier agricole condamné à la corde pour avoir eu des rapports sexuels avec une Allemande. C’est la vie.

Billy, sentant approcher la catastrophe, ferme les yeux et, à reculons dans le temps, se réfugie en 1944. Et le revoilà dans la forêt luxembourgeoise, une fois de plus, en compagnie des Trois Mousquetaires. Roland Fumeux le secouait, lui cognait la tête contre un arbre. « Les gars, allez-y sans moi », radotait Billy Pèlerin.

Le quartette de caf’conc’ en est à Attends que brille le soleil, Nelly quand le coucou s’empale sur le sommet d’une montagne du Vermont. Tous périssent sauf Billy et le copilote. C’est la vie.

Les premiers à atteindre les lieux de l’accident sont de jeunes moniteurs de ski autrichiens montés de la célèbre station de la vallée. Ils échangent leurs impressions en allemand tandis qu’ils circulent entre les corps. Ils portent des passe-montagnes noirs percés de deux trous pour les yeux et ornés de pompons rouges. Ils ressemblent à des bamboulas, à des Blancs déguisés en Noirs pour faire rire.

Billy souffre d’une fracture du crâne mais n’a pas perdu conscience. Il ne sait plus où il est. Ses lèvres bougent et un des bamboulas y place son oreille pour recueillir des paroles qui seront peut-être les dernières.

Billy se figure que le sauveteur a un rapport quelconque avec la Seconde Guerre mondiale et lui murmure son adresse : « Schlachthof-fünf ».

On descend Billy en traîneau. Les Autrichiens le dirigent avec des cordes et yodlent mélodieusement pour obtenir le passage. Vers le bas, la piste s’enroule autour des pylônes d’un télésiège. Billy tend le cou vers tous ces jeunes gens vêtus de fuseaux éclatants, chaussés d’énormes souliers et munis de gigantesques lunettes, qui se balancent en l’air dans des sièges jaunes et que la neige tourneboule complètement. Dans l’esprit de Billy, ils s’intègrent à de nouveaux développements, hautement surprenants, de la Seconde Guerre mondiale. Billy Pèlerin n’a pas d’objection. Il ne voit pas d’objection à grand-chose.

On le transporte dans une clinique. Un spécialiste très connu de la chirurgie du cerveau accourt de Boston et l’opère pendant trois heures. Billy reste dans le coma deux jours après l’intervention, et dans son rêve défilent des millions de situations dont certaines réelles. Les situations réelles concernent les voyages dans le temps.

Parmi celles-ci, sa première soirée à l’abattoir. Lui et ce pauvre bougre d’Edgar Derby poussaient un chariot à deux roues, totalement vide, le long d’une sente de terre, entre les parcs à bestiaux abandonnés. Ils allaient à la cuisine centrale chercher la soupe du groupe. Ils étaient sous la surveillance d’un Allemand de seize ans, du nom de Werner Gluck. Les essieux du chariot étaient graissés avec le suif d’animaux crevés. C’est la vie.

Le soleil venait de se coucher et les derniers feux se réfléchissaient sur la cité qui découpait ses falaises basses autour du désert bucolique menant aux abattoirs endormis. Dresde était soumise à la défense passive et Billy n’a jamais été témoin du spectacle le plus allègre que puisse offrir une ville à la tombée de la nuit : cligner un par un de tous ses feux.

Un fleuve s’élargissait là, qui aurait reflété et rendu bien jolies ces lumières. C’était l’Elbe.

Werner Gluck, le jeune garde, était de Dresde. Il n’avait jamais auparavant fréquenté les abattoirs et ne savait pas trop où était la cuisine. Il était grand et famélique, comme Billy. Il aurait pu être son petit frère. En réalité, ils étaient vaguement apparentés mais l’ignorèrent toujours. Gluck était armé d’un mastodonte de mousquet à un coup, une pièce de musée au canon octogonal, à l’âme lisse. Sa baïonnette était en place. Elle n’avait pas de rigole pour l’écoulement du sang.

Gluck orienta ses pas vers un bâtiment qui, avec un peu de chance, abriterait peut-être la cuisine, et ouvrit la porte coulissante. Pas de cuisine là-dedans. Au lieu de cela, un vestiaire contigu à une salle de douches commune envahie de buée. Dans la vapeur évoluaient une centaine de demoiselles toutes nues. C’était des réfugiées allemandes en provenance de Breslau qui avait été bombardé à mort. Elles aussi débarquaient tout juste à Dresde. La ville était bourrée de réfugiés.