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Ces gamines étaient là, nues et vulnérables, offertes à tous les yeux. Dans la porte se découpaient Gluck, Derby et Pèlerin, le soldat-enfant, le minable professeur et le clown en toge et souliers d’argent ; ahuris. Les jeunes filles se mirent à brailler. Elles se couvraient de leurs mains, se détournaient, s’affolaient et devenaient d’une beauté à couper le souffle.

Werner Gluck, qui n’avait jamais posé les yeux sur un corps de femme, referma la porte. Billy n’avait pas plus d’expérience que lui. Quant à Derby, il en avait vu d’autres.

Quand les trois cloches tombèrent sur la cuisine commune où l’on préparait surtout le déjeuner des ouvriers des abattoirs, tout le monde était parti sauf une femme dont le sang commençait à bouillir. Elle était veuve de guerre. C’est la vie. Elle avait déjà mis manteau et chapeau. Elle tenait à rentrer chez elle aussi, bien que personne ne l’attendît. Ses gants blancs reposaient côte à côte sur le comptoir de zinc.

Elle détenait deux bidons de soupe pour les Américains. Le potage mijotait doucement sur le fourneau à gaz. En plus, elle avait des piles de miches de pain noir.

Elle demanda à Gluck s’il n’était pas drôlement jeune pour être dans l’armée. Il admit qu’il l’était.

Puis à Edgar Derby s’il n’était pas trop vieux pour la troupe. Il le reconnut.

Et enfin à Billy qui il était. Billy n’en avait pas la moindre idée. Il essayait d’avoir chaud.

— Tous les bons soldats sont morts, dit-elle.

Ce n’était pas faux. C’est la vie.

Un autre aspect de la réalité que les regards de Billy ont suivi du fond de son coma du Vermont est le déploiement d’activité des prisonniers à Dresde, dans le mois qui précéda la destruction de la ville. Ils lavaient les carreaux, balayaient les planchers, nettoyaient les toilettes, empilaient des pots dans des caisses de carton et fermaient ces caisses dans une fabrique de sirop malté. La préparation était enrichie de vitamines et de sels minéraux. Elle était destinée aux femmes enceintes.

La mixture avait un goût de miel relevé de fumet sauvage, et tout le personnel de l’usine piochait dedans en secret à longueur de journée. Il n’y avait pas de femmes enceintes dans le lot, mais tous avaient besoin de vitamines et de sels minéraux. Billy n’avait pas tapé dans les bocaux le premier jour, mais beaucoup d’Américains l’avaient fait.

Billy s’est lancé le deuxième jour. Des cuillères étaient dissimulées dans tous les recoins de l’usine, sur les poutres, dans les tiroirs, derrière les radiateurs, partout. Ceux qui étaient en train de se ravitailler les avaient fait disparaître en vitesse à l’arrivée d’un intrus. Car c’était un crime de piocher.

Ce deuxième jour, Billy chassait la poussière sous un radiateur quand il a mis la main sur une cuillère. Derrière son dos refroidissait un récipient. La seule personne qui pouvait voir Billy était le pauvre diable d’Edgar Derby qui frottait les vitres à l’extérieur. La cuillère était une cuillère à soupe. Billy l’a enfoncée dans le sirop, l’a fait tourner comme un perdu pour fabriquer une sucette poisseuse. Il se l’est fourrée dans la bouche.

Au bout d’un moment, toutes les cellules du corps de Billy ont commencé à trembler de gratitude goulue, à s’ébranler en remerciement.

Deux petits coups timides à la fenêtre. Derby, dehors, n’avait rien perdu de la scène. Lui aussi en voulait de cette manne. Billy lui a fabriqué une sucette. Il a ouvert la croisée. A collé la sucette dans la bouche béante de Derby. Quelques secondes après, Derby fondait en larmes. Billy a refermé et caché la cuillère collante. On venait.

8

Les Américains, dans leurs abattoirs, reçurent la visite d’un très intéressant personnage, quarante-huit heures avant l’anéantissement de Dresde. C’était Howard W. Campbell Jr, un Américain converti au nazisme. La brochure concernant la conduite déplorable des prisonniers de guerre yankees était de sa plume. Il en avait fini avec les recherches sur les prisonniers. Il était à l’abattoir dans l’intention de recruter des hommes pour une unité militaire allemande, les Forces franches américaines. Campbell lui-même avait eu l’idée de ce bataillon dont il assurait également le commandement et qui ne devait combattre que sur le front russe.

Campbell n’avait rien de remarquable, si ce n’est l’habit délirant dont il était affublé : l’uniforme était de son invention. Il portait un gigantesque chapeau de cow-boy blanc et des bottes de cheval décorées d’étoiles et de croix gammées. Un collant bleu le moulait, sur lequel des rayures jaunes s’étiraient des aisselles aux chevilles. Sur son écusson le profil d’Abraham Lincoln se détachait sur fond vert pâle. Son large brassard rouge s’ornait d’un cercle blanc à croix gammée bleue.

Il en expliquait la signification dans la porcherie aux murs de parpaings.

Billy se tortille sous l’effet de brûlures d’estomac, ou plutôt d’un incendie interne, car il a pioché dans le sirop malté toute la sainte journée. Il en a les larmes aux yeux et l’image de Campbell est déformée par des loupes tremblotantes d’eau salée.

— Le bleu est celui du ciel américain, déclare Campbell. Le blanc symbolise la race des pionniers valeureux qui ont asséché les marécages, abattu les forêts, construit routes et ponts par tout le continent. Le rouge est la couleur du sang des patriotes du Nouveau Monde versé si généreusement au cours des années passées.

Le public est amorphe. Il a trimé dur à l’usine et accompli ensuite un long trajet de retour dans le froid. Tous sont émaciés, avec de grands yeux creux. Les premiers bobos s’épanouissent sur les épidermes. Et aussi dans les bouches, les gorges et les intestins. La préparation maltée dans laquelle chacun pioche ne contient pas tous les sels minéraux et les vitamines dont ont besoin les Terriens.

Campbell propose à ses compatriotes de quoi se refaire ; steaks, purée au jus, tourtes aux fruits. Il leur suffit de s’engager dans les Forces franches américaines.

— Quand les Russes seront vaincus, on vous rapatriera par la Suisse.

L’assistance demeure sans réaction.

— Il va bien falloir que vous combattiez les communistes un jour ou l’autre, ajoute Campbell. Pourquoi ne pas vous débarrasser de cette corvée maintenant ?

Soudain les événements prennent un tour nouveau : il ne sera pas dit que Campbell partira sans qu’on lui donne la réplique. Le pauvre vieux Derby, le professeur qui n’échappera pas à son destin, se hisse pesamment sur ses jambes pour ce qui sera sans doute le point culminant de sa vie. Il n’y a pour ainsi dire pas de figures notables dans cette histoire, pratiquement pas de confrontations dramatiques, car les hommes y sont affreusement malades et réduits à n’être que des pantins exsangues entre les mains de forces démesurées. En somme, l’une des principales conséquences de la guerre est d’ôter aux gens l’envie de montrer qu’ils ont de l’étoffe. Mais le vieux Derby se hausse un instant au rang de héros.

Il a la dégaine d’un boxeur qui vient de goûter du tapis ; son cou s’affaisse. Ses poings tendus devant lui semblent attendre des ordres pour le combat. Il relève le front, traite Campbell de serpent. Se reprend. Il dit que les serpents sont esclaves de leur condition et que Campbell qui a choisi la sienne est d’essence plus vile qu’une vipère, un rat ou même une tique gorgée de sang.