Campbell sourit.
Derby évoque en termes émouvants les institutions américaines et la liberté, la justice, l’équité, qui sont le lot de chacun, l’éventail des carrières ouvertes à tous. Il jure que ses camarades, jusqu’au dernier, sont prêts à se sacrifier avec joie pour ces idéaux.
Il en appelle à la fraternité entre les peuples russe et américain, à leur union dans le but d’extirper la lèpre du nazisme qui vise à contaminer l’ensemble du monde.
Les sirènes de Dresde hurlent à la mort pour annoncer un raid aérien.
Les prisonniers, leurs gardes et Campbell se réfugient dans une chambre froide sonore creusée à même le roc sous les abattoirs. Un escalier métallique barré de portes d’acier aux deux extrémités y mène.
En bas, quelques carcasses de boeufs, moutons, porcs, chevaux, pendent à des crochets de fer. C’est la vie. Il y a des milliers de crochets vides. La température est naturellement fraîche. Les compresseurs sont à l’arrêt. Des bougies éclairent la scène. Les murs sont chaulés et il flotte une odeur de phénol. Des bancs courent le long d’une paroi. Les Américains s’y dirigent, secouent les particules de chaux avant de s’asseoir.
Howard W. Campbell Jr se tient debout parmi les gardes. Il converse avec eux en un allemand excellent. Il a, dans sa période faste, écrit bon nombre de pièces et de poèmes à succès en allemand, et épousé une actrice célèbre, Resi North. Elle n’est plus. Elle a disparu en Crimée où elle jouait pour le théâtre aux armées. C’est la vie.
Il ne se produisit rien cette nuit-là. C’est la nuit suivante que devaient périr à Dresde environ cent trente mille personnes. C’est la vie. Billy s’est assoupi dans la chambre froide. Il s’est retrouvé, mot pour mot, geste pour geste, au beau milieu de sa discussion avec sa fille sur laquelle s’ouvre ce conte.
— Papa, se lamentait-elle, qu’est-ce qu’on va bien faire de toi ? (Et ainsi de suite.) Tu veux savoir qui j’aimerais bien occire ?
— Et qui, s’il te plaît, s’est informé Billy.
— Ce maudit Kilgore Trout.
Kilgore Trout était et est toujours un auteur de science-fiction, vous vous en souvenez. Billy a non seulement lu ses livres par douzaines, il est aussi devenu son ami, autant que faire se peut, car Trout est un individu plein de rancoeur.
Il loue un sous-sol à Ilium, à environ trois kilomètres de la jolie maison blanche de Billy. Il est lui-même incapable de faire le compte de ses romans, peut-être bien soixante-quinze en tout. Aucun ne lui a rapporté d’argent. Et Trout en est réduit, pour assurer sa maigre subsistance à s’occuper de la distribution de la Gazette d’Ilium. Il est responsable des petits livreurs de journaux, rudoie, flatte et vole de pauvres mioches.
C’est en 1964 que Billy l’a rencontré pour la première fois. Il était au volant de sa Cadillac dans une ruelle d’Ilium quand une foule de gosses avec leurs vélos lui a barré la route. C’était une réunion de travail. Un homme à grande barbe haranguait les enfants. Il était froussard et redoutable et manifestement connaissait son affaire. Trout avait alors soixante-deux ans. Il priait les vendeurs de se magner leurs gros culs et de s’arranger pour que les lecteurs du quotidien s’abonnent aussi à cette saloperie du journal du dimanche. Il promit que celui qui ramasserait le plus d’abonnements à l’hebdomadaire dans les deux mois à venir gagnerait un séjour entièrement gratuit d’une semaine pour lui-même et sa famille sur cette putain d’île, Martha’s Vineyard.
Etc.
Un des livreurs était en réalité une livreuse. Elle tremblait d’excitation.
Le visage dément de Trout était fort bien connu de Billy qui l’avait remarqué sur la jaquette d’une multitude d’ouvrages. Cependant, entrevu soudainement au détour d’une rue de sa ville natale, il ne parvenait pas à le replacer. Billy s’est imaginé avoir fréquenté ce messie un peu fêlé dans un recoin de Dresde. Il n’y a pas de doute que Trout avait tout du prisonnier de guerre.
À ce moment, la petite vendeuse a levé la main.
— Monsieur Trout, si je remporte le prix, je pourrai emmener ma soeur aussi ?
— Bon Dieu, non. Tu te figures que l’argent pousse dans les arbres ?
Il est à noter que Trout avait pondu un roman sur un arbre-à-argent. Les feuilles étaient des billets de vingt dollars. Les fleurs des bons du Trésor. Les fruits des diamants. Il fascinait les hommes qui s’entre-tuaient autour du tronc et fournissaient aux racines un engrais de haute qualité.
C’est la vie.
Billy a garé sa Cadillac dans la ruelle et attendu la fin du meeting. Enfin les participants se sont séparés, mais il restait à Trout à s’occuper d’un jeune garçon. Celui-ci avait décidé d’abandonner car le boulot était trop dur, les heures trop nombreuses et la paye bien mince. Trout ne riait pas : si l’autre lâchait vraiment, il était bon pour livrer les journaux lui-même et se mettre en quête d’un autre nigaud.
— Tu te prends pour qui ? (La voix de Trout était lourde de mépris.) Une petite merveille sans estomac ?
La Merveille sans estomac était le titre d’un second roman de Kilgore Trout. C’était l’histoire d’un robot qui avait mauvaise haleine mais commençait à être aimé une fois guéri. L’élément remarquable dans l’affaire, c’est que ce livre, écrit en 1932, prophétisait l’utilisation intensive, sur des êtres vivants, de gelée d’essence enflammée.
Cela tombait des avions. Des robots se chargeaient du largage. Ils n’avaient pas de conscience, et aucun circuit électronique ne leur permettait de concevoir ce que ressentaient les bombardés.
Le robot central de Trout avait apparence humaine, parlait, dansait, sortait avec des filles, que sais-je... Et personne ne lui en voulait de laisser choir sur les populations le combustible ardent. Mais on estimait sa mauvaise haleine impardonnable. Quand il s’en fut débarrassé, on l’accueillit au sein du genre humain.
Trout avait le dessous dans la dispute qui l’opposait au moutard rétif. Il évoqua tous les millionnaires qui avaient débuté comme porteurs de journaux, et le gamin répondit :
— Ouais, mais je parie qu’ils ont flanché au bout d’une semaine, avec un racket pareil !
Il a lancé sa musette aux pieds de Trout, ainsi que le registre des clients. Trout n’avait plus qu’à distribuer les journaux. Il ne possédait pas de voiture, pas même de bicyclette et les chiens lui causaient une peur bleue.
Non loin, un molosse hurla.
Comme Trout balançait le sac sur son épaule, d’un air lugubre, Billy Pèlerin l’a abordé.
— Monsieur Trout ?
— Oui ?
— Vous êtes bien ― bien M. Kilgore Trout ?
— Oui.
Trout était convaincu que Billy venait se plaindre de la façon dont fonctionnait le service de vente. L’image qu’il avait de lui-même n’était pas celle d’un écrivain pour la bonne raison que le monde n’avait jamais toléré qu’il se voie sous cet aspect.
— L’auteur ? s’assurait Billy.
— Le quoi ?
Billy était certain d’avoir commis une erreur.
— Il existe un romancier du nom de Kilgore Trout.
— Ah, vraiment ?
Trout complètement hébété, avait l’air d’un parfait imbécile.
— Vous n’avez jamais entendu parler de lui ?
Trout secouait la tête.
— Personne, personne ne sait qui il est.
Billy a aidé Trout à liquider ses journaux, de pas de porte en boîte aux lettres, dans la Cadillac. C’était lui qui faisait tourner la machine, identifiait les maisons, rayait les noms sur la liste. Trout avait le crâne en feu. Il n’avait jamais fréquenté d’admirateur, et Billy était de l’espèce dévorante.