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Trout lui confia qu’il n’avait jamais vu le moindre écho sur ses livres, ni le moindre compte rendu et qu’il n’en avait jamais vu un seul en vente.

— Et pourtant il y a tant d’années que j’ouvre ma croisée et fais l’amour au monde.

— Vous avez dû recevoir des lettres, a glissé Billy. J’ai bien souvent été tenté de vous écrire.

Trout levait un doigt unique.

— Une seule.

— Elle était enthousiaste au moins ?

— Grotesque. Le signataire prétendait que je devrais être nommé président du Monde.

Il s’est révélé que l’expéditeur de la lettre était Eliot Juderose, le compagnon de Billy à l’hôpital militaire près du lac Placide. Billy a fourni à Trout des détails sur Juderose.

— Grand Dieu ! Je lui donnais dans les quatorze ans.

— C’est un quadragénaire. Il détenait le grade de capitaine pendant la guerre.

— Il a le style d’un enfant de quatorze ans, lança Kilgore Trout.

Billy a invité Trout à fêter son dix-huitième anniversaire de mariage, deux jours plus tard. Les réjouissances battent maintenant leur plein.

Trout, dans la salle à manger, engloutit des canapés. Il parle à la femme d’un opticien, la bouche pleine de fromage blanc et d’oeufs de saumon. Tout le monde, Trout excepté, a un lien quelconque avec l’optique. De plus, il est le seul à ne pas porter de lunettes. Il se taille un fameux succès. Les convives sont fort aise de la présence d’un écrivain en chair et en os, même s’ils ignorent tout de ses romans.

Trout fait la causette avec une certaine Maggie White qui, de secrétaire d’un dentiste, est devenue femme d’opticien. Elle est très jolie. Le dernier bouquin qu’elle ait ouvert est Ivanhoé.

Billy Pèlerin, à deux pas, tend l’oreille. Il tripote quelque chose au fond de sa poche. C’est le cadeau destiné à sa femme, un écrin de satin blanc contenant un saphir étoilé à monture fantaisie. Il y en a pour huit cents dollars.

Les flatteries dont Trout est l’objet, toutes superficielles qu’elles soient et proférées par des béotiens, lui montent au cerveau comme une drogue. Sa satisfaction éclate en une bruyante impudence.

— Je crains de ne pas lire autant qu’il le faudrait, murmure Maggie.

— Nous avons tous peur de quelque chose, coupe Trout. Moi, c’est le cancer, les rats et les Doberman.

— J’ai honte de ne pas le savoir, mais je vous pose tout de même la question : qu’avez-vous écrit de plus connu ?

— Un truc sur l’enterrement d’un célèbre chef français.

— C’est passionnant.

— Tous les meilleurs cuisiniers du monde se sont déplacés. C’est une cérémonie grandiose. (Trout improvise au fur et à mesure.) Avant de sceller le cercueil, la famille asperge le mort de persil et de paprika.

C’est la vie.

— C’est une histoire vraie ? s’enquiert Maggie White.

Maggie n’est pas un cerveau, mais elle constitue une invitation irrésistible à la procréation. Les hommes la regardent et se mettent à vouloir la remplir de bébés sur-le-champ. Elle n’a pas encore donné le jour à un seul enfant. Elle est adepte des méthodes anticonceptionnelles.

— Bien entendu, soutient Trout. Si je me servais d’événements qui n’ont pas réellement eu lieu et que j’essayais de vendre mes bouquins, je risquerais la prison. Ce serait de l’abus de confiance.

Maggie gobe le tout.

— Je n’avais jamais pensé à cela.

— Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

— C’est comme la publicité. On doit dire la vérité, sinon on s’attire des ennuis.

— Très juste, le même code régit les deux.

— Vous avez l’intention de nous faire entrer dans un récit, un de ces jours ?

— Tout ce qui m’arrive se retrouve dans mes livres.

— Je ferais bien de mesurer mes paroles.

— Vous avez raison. Et je ne suis pas le seul à écouter. Dieu aussi vous entend. Au jour du Jugement dernier il vous énumérera tous vos faits et gestes. S’il se révèle que le mal l’emporte sur le bien, ce sera dommage pour vous parce que nous grillerez pour l’éternité. Et les brûlures ne cessent jamais de vous tourmenter.

La pauvre Maggie vire au gris. Elle avale aussi cela, en reste pétrifiée de terreur.

Kilgore Trout rit de bon coeur. Un oeuf de saumon jaillit de sa bouche et atterrit au creux des seins de Maggie.

Un opticien réclame le silence. Il propose de boire à la santé de Billy et Valencia dont on célèbre l’anniversaire de mariage. Comme prévu, les Salquatzi, le quartette de caf’conc’ dont les membres sont de la profession, entonnent un air tandis qu’on trinque et que Billy et Valencia, radieux, s’enlacent. Tous les yeux brillent. La chanson s’intitule : Ma vieille bande à moi.

Le couplet commence sur : « Bon sang, je donnerais le monde pour revoir ma vieille bande à moi. » Et ainsi de suite. Un peu plus loin : « Salut à jamais, les gars et les belles, salut à jamais béguins et copains. Dieu vous garde. » Etc.

Sans qu’il se l’explique, le refrain et l’occasion bouleversent Billy Pèlerin. Il n’a jamais fait partie d’une bande de béguins et de vieux copains, mais il ressent comme un vide tandis que le quartette se lance dans des effets d’instruments à corde lents et torturés : une note aiguë passe à l’aigre, devient stridente, insupportable ; un ton d’une douceur sirupeuse cède à des accords grinçants. Billy répond par des symptômes psychosomatiques inquiétants. Sa bouche est noyée d’une saveur piquante de limonade, ses traits se déforment en un masque grotesque comme s’il goûtait au supplice de la roue.

Son expression est tellement bizarre à la fin de la chanson qu’elle suscite les commentaires empressés de plusieurs invités. Ils craignent une crise cardiaque et Billy paraît confirmer leurs inquiétudes en se traînant vers une chaise, la mine hagarde.

Le silence s’établit.

— Mon Dieu ! (Valencia se penche sur lui.) Billy, ça ne va pas ?

— Si.

— Tu as une tête épouvantable.

— Sans mentir, je me sens en forme.

C’est la vérité, mais il ne saurait justifier l’effet disproportionné qu’a sur lui cette rengaine. Pendant des années, il a été persuadé n’avoir aucun secret vis-à-vis de lui-même. La preuve est faite que son moi recèle un mystère insondable, et rien ne lui permet d’en deviner la teneur.

On s’écarte à mesure que Billy reprend couleur, ébauche un sourire. Valencia demeure près de lui et Kilgore Trout, relégué jusque-là aux abords du groupe, se faufile, toutes facultés aiguisées.

— Tu donnais l’impression d’avoir rencontré un fantôme, fait Valencia.

— Non, se défend Billy.

Il n’a rien vu qui ne soit effectivement dans la pièce : les trognes des quatre chanteurs, quatre types insignifiants aux regards bovins et vides que l’angoisse oppresse dans leur voltige du douceâtre à l’acide et enfin au mielleux.

— Je peux émettre une hypothèse ? (C’est Kilgore Trout.) Vos yeux ont traversé une fenêtre du temps.

— Une quoi ? sursaute Valencia.

— D’un coup s’est dévoilé le passé ou le futur. Je n’ai pas raison ?

— Non, rétorque Billy Pèlerin.

Il se lève, glisse une main dans sa poche, la referme sur l’écrin. Il le tire de sa poche, le tend à Valencia d’un air absent. Son projet était de le lui offrir après la chanson, quand tout le monde était attentif. Maintenant Kilgore Trout est l’unique témoin.