— Pour moi ? minaude Valencia.
— Oui.
— Oh, mon Dieu !
Puis une seconde fois, plus fort, afin que d’autres en profitent. On s’agglutine autour d’elle, elle ouvre la petite boîte, manque crier de joie devant le saphir étoilé.
— Oh, mon Dieu !
(Elle plante sur la joue de Billy un baiser sonore.) Merci, merci, merci.
Des propos s’échangent sur les bijoux merveilleux dont Billy a comblé Valencia au fil des années.
— Dieu du ciel, clame Maggie White, elle possédait déjà le plus gros solitaire que j’aie jamais vu ailleurs qu’au cinéma. (Elle songe au diamant que Billy a rapporté de la guerre.)
Par parenthèse, la prothèse dentaire délogée du petit manteau d’imprésario repose à l’intérieur du coffret où Billy range ses boutons de manchettes, dans un tiroir de la commode. Il en collectionne un nombre impressionnant. Il est de mode dans la famille de lui faire cadeau de boutons de manchettes chaque année pour la fête des Pères. Ses poignets s’ornent précisément de boutons de fête des Pères. Ceux-ci valent plus de cent dollars. Ce sont de vieilles pièces de monnaie romaines. Là-haut, une autre paire reproduit de petites roulettes de casino que l’on peut faire tourner. Et une troisième renferme un vrai thermomètre d’un côté et une boussole de l’autre.
Billy s’active parmi ses invités, semblables à lui-même en apparence. Kilgore Trout le file, avide de s’emparer de ce que Billy a soupçonné ou établi. Après tout, la plupart des romans de Trout traitent de failles dans le temps, de perceptions extrasensorielles et autres phénomènes inattendus. Trout y croit dur comme fer et tient énormément à ce que leur existence soit démontrée.
— Avez-vous déjà placé un grand miroir sur le sol et un chien sur le miroir ? demande Trout à Billy.
— Non.
— Le chien baisse la tête et se rend compte tout à coup qu’il n’a rien sous les pattes. Il a la sensation de marcher dans le vide. Il fait un bond de deux mètres.
— Sans blague ?
— C’est la touche que vous aviez : comme si, sans crier gare, vous aviez compris que vous avanciez dans le vide.
Le quartette remet ça. Billy est de nouveau à la torture. Son émotion, c’est indubitable, est liée aux quatre hommes et non à ce qu’ils chantent.
Écoutez ce qu’ils fredonnent pendant que Billy se déchire :
Et ainsi de suite.
Billy s’enfuit à l’étage dans sa jolie maison blanche.
Trout l’accompagnerait si Billy ne lui enjoignait de ne pas le faire. Billy s’engouffre dans la salle de bains obscure. Il claque la porte, pousse le verrou. Il n’allume pas, et le sentiment qu’il n’est pas seul l’envahit peu à peu. Son fils occupe les lieux.
— Papa ? prononce-t-il dans le miroir.
Le futur Béret vert a dix-sept ans. Billy l’aime bien, sans trop le connaître. Billy ne peut s’empêcher de soupçonner qu’il n’y a pas grand-chose à découvrir en Robert.
Billy, d’une pichenette, donne la lumière. Robert, sur le siège des toilettes, le pantalon de pyjama autour des chevilles. Une guitare électrique pend à son cou, au bout d’une cordelière. Il l’a achetée le jour même. Il ne sait pas en jouer et à la vérité n’apprendra jamais. La guitare est d’un rose nacré.
— Salut, fiston, souffle Billy Pèlerin.
Billy file dans sa chambre, malgré les invités dont il devrait s’occuper en bas. Il s’allonge sur son lit, branche les « Doigts de Fée ». Le matelas frémit et un chien déguerpit. C’est Domino. Le vieux Domino est encore en vie à l’époque. Il se recouche dans un coin.
Billy se concentre sur l’effet que lui produit le quartette et établit un rapport avec un événement survenu bien auparavant. Il n’a pas à explorer le temps à la recherche des faits. Ils brillent encore au fond de lui.
Il était dans la chambre froide la nuit où Dresde fut détruite. Au-dessus, des géants martelaient le plancher. C’était des bombes explosives. Les géants n’en finissaient pas de passer. La chambre froide constituait une protection sûre. Tout au plus, de temps à autre, le plâtre y dégringolait en averse. Il ne se terrait là que quelques Américains, quatre de leurs gardes et deux ou trois quartiers de viande. Les autres Allemands avaient rejoint Dresde et la douceur du foyer avant le début de l’attaque aérienne. Ils mouraient sous les bombes avec leur famille.
C’est la vie.
Les jeunes filles que Billy avait surprises nues se faisaient tuer, elles aussi, dans un abri moins profond à l’autre extrémité des abattoirs.
C’est la vie.
Périodiquement, un garde se hissait au haut de l’escalier pour voir comment les choses tournaient, puis redescendait et murmurait à l’oreille de ses collègues. Une tempête de feu se déchaînait au loin. Dresde n’était qu’une monstrueuse flamme. Et cette flamme dévorait tout ce qui vivait, tout ce qui pouvait brûler.
Ce n’est que le lendemain à midi qu’on put sans danger quitter les abris. Quand les Américains et leurs gardes revinrent à la surface, la fumée noircissait le ciel. Le soleil était une petite tête d’épingle rageuse. Dresde rappelait la Lune, un paysage exclusivement minéral. Les pierres étaient bouillantes. Personne d’autre n’en avait réchappé dans le voisinage.
C’est la vie.
D’instinct, les gardes se serrèrent, roulant des yeux effarés. Ils essayaient une expression, puis une autre, ne pipaient mot malgré leurs bouches grand ouvertes. Ils auraient pu figurer un quartette de caf’conc’ dans une séquence muette.
On les entendait presque chanter : « Salut à jamais, les gars et les belles, salut à jamais béguins et copains. Dieu vous garde. »
— Raconte-moi une histoire, supplie Montana Patachon un beau jour dans le zoo tralfamadorien.
Billy est à ses côtés dans le lit. On respecte leur intimité. Le dais protège la coupole. Montana est enceinte de six mois, énorme et rose comme une dragée et, par moments, exige indolemment de Billy de menues faveurs. Mais elle ne se risque pas à l’envoyer lui chercher des fraises ou des glaces car l’atmosphère extérieure se compose de cyanure, et les fraises les plus proches poussent à des millions d’années-lumière de là.
Elle peut cependant l’expédier jusqu’au réfrigérateur décoré du couple morne sur son tandem ; ou encore l’enjôler :
— Raconte-moi une histoire, mon gros Billy.
— Dresde a été ravagée dans la nuit du 13 février 1945, commence Billy Pèlerin. Nous sommes sortis de l’abri vingt-quatre heures plus tard.
Il décrit à Montana les quatre gardes qui, dans leur affolement et leur douleur, ressemblaient à un quartette de caf’conc’. Les abattoirs dont les barrières s’étaient volatilisées, les toits et les fenêtres avaient été soufflés ; les espèces de petites bûches dispersées à l’entour. C’était les gens qui avaient été pris dans la tempête de feu. C’est la vie.
Il lui expose le triste sort des édifices qui se découpaient autrefois en falaises autour des abattoirs. Ils s’étaient écroulés. Leurs charpentes réduites à l’état de tisons et leurs murailles démantelées avaient culbuté l’une sur l’autre avant de se caler en courbes basses et gracieuses.