Billy est à ses côtés dans le lit. On respecte leur intimité. Le dais protège la coupole. Montana est enceinte de six mois, énorme et rose comme une dragée et, par moments, exige indolemment de Billy de menues faveurs. Mais elle ne se risque pas à l’envoyer lui chercher des fraises ou des glaces car l’atmosphère extérieure se compose de cyanure, et les fraises les plus proches poussent à des millions d’années-lumière de là.
Elle peut cependant l’expédier jusqu’au réfrigérateur décoré du couple morne sur son tandem ; ou encore l’enjôler :
— Raconte-moi une histoire, mon gros Billy.
— Dresde a été ravagée dans la nuit du 13 février 1945, commence Billy Pèlerin. Nous sommes sortis de l’abri vingt-quatre heures plus tard.
Il décrit à Montana les quatre gardes qui, dans leur affolement et leur douleur, ressemblaient à un quartette de caf’conc’. Les abattoirs dont les barrières s’étaient volatilisées, les toits et les fenêtres avaient été soufflés ; les espèces de petites bûches dispersées à l’entour. C’était les gens qui avaient été pris dans la tempête de feu. C’est la vie.
Il lui expose le triste sort des édifices qui se découpaient autrefois en falaises autour des abattoirs. Ils s’étaient écroulés. Leurs charpentes réduites à l’état de tisons et leurs murailles démantelées avaient culbuté l’une sur l’autre avant de se caler en courbes basses et gracieuses.
— Ou aurait dit la Lune, commente Billy Pèlerin.
Les gardes jetèrent aux Américains l’ordre de se placer en rang par quatre, ce qui fut fait. Ils les emmenèrent au pas à la porcherie qui leur avait servi de maison. Les murs étaient toujours debout, mais il n’y avait plus ni fenêtres ni toiture et l’intérieur n’était qu’un amas de cendres et de débris de verre fondu. Il ne fallait rien espérer trouver à boire ou à manger et les survivants, s’ils voulaient le rester, pouvaient s’atteler à la tâche d’escalader l’une après l’autre les aspérités de la surface désolée.
Ils s’y hasardèrent.
L’aspect poli des monticules était trompeur. Les grimpeurs apprirent vite qu’il s’agissait de reliefs traîtres et aigus, qui rôtissaient la peau, se dérobaient fréquemment sous le pied et n’attendaient que l’occasion, lorsque s’ébranlait un bloc pesant, de dégringoler d’un cran pour former des arcs plus massifs et plus lourds.
L’expédition était silencieuse pendant sa traversée de la Lime. Mais quel discours eût été pertinent ? Une chose se révélait certaine : tous les habitants de la ville, quels qu’ils fussent et jusqu’au dernier, étaient comptés comme morts et quiconque se mouvait dans ce périmètre était un contresens dans le décor. Il ne devait pas subsister d’hommes de Lune.
Les avions de chasse américains se coulèrent sous la fumée pour observer ce qui bougeait. Ils repérèrent Billy et ses compagnons qui s’escrimaient en bas. Ils les aspergèrent de balles de mitrailleuses mais les manquèrent. Puis ils avisèrent d’autres créatures qui gesticulaient au bord du fleuve et les ajustèrent. Ils en touchèrent certaines. C’est la vie.
Le but de l’affaire était de hâter la fin de la guerre.
La relation de Billy s’achevait de manière curieuse dans une banlieue épargnée par les flammes et les explosions. À la tombée de la nuit, les Américains et leurs gardes atteignirent une auberge encore ouverte aux voyageurs. Des bougies éclairaient la table. On avait allumé des flambées dans trois cheminées au rez-de-chaussée. Tables et chaises s’offraient aux clients, et la couverture était faite dans les chambres au premier étage.
L’aubergiste était aveugle et sa femme, qui avait de bons yeux, assumait les fonctions de cuisinière. Leurs deux filles étaient serveuse et femme de chambre. La famille savait que Dresde était rayée de la carte. Ceux qui y voyaient l’avaient regardée brûler sans fin et compris qu’ils demeuraient seuls aux portes d’un désert. Et pourtant ils avaient ouvert, astiqué les verres, remonté les pendules, attisé les feux, patienté jusqu’à ce que quelqu’un se présente.
Il n’y avait guère de réfugiés venant de Dresde. Les pendules égrenaient leur tic-tac, les bûches grésillaient, les bougies s’égouttaient à loisir. Et voilà qu’on heurta la porte et qu’entrèrent quatre soldats et une centaine de prisonniers de guerre américains.
L’aubergiste demanda aux Allemands s’ils venaient de la ville.
— Oui.
— Il y a des gens qui vous suivent ?
Les sentinelles l’assurèrent qu’au long de l’itinéraire difficile qu’ils avaient choisi, ils n’avaient vu âme qui vive.
L’aubergiste aveugle proposa de faire dormir les Américains dans la grange cette nuit-là et leur donna de la soupe, de l’ersatz de café et un peu de bière. Puis il alla se poster près de la grange et les écouta s’installer dans la paille.
— Bonne nuit, les Américains, dit-il en allemand. Dormez bien.
9
Voici comment Billy a perdu sa femme Valencia.
Il gisait sans connaissance dans la clinique du Vermont après que l’avion se fut embroché sur une montagne, et Valencia, avertie de l’accident, accourait d’Ilium dans la Cadillac familiale, le coupé Eldorado. Elle n’avait plus toute sa tête car on ne lui avait pas caché que Billy mourrait peut-être et que s’il vivait, il n’aurait pas plus de vie qu’une salade.
Valencia adorait Billy. Elle pleurait et gémissait au volant, tant et si bien qu’elle rata la sortie de l’autoroute. Elle écrasa le frein et une Mercedes l’emboutit par-derrière. Il n’y eut pas de blessés. Dieu soit loué, car les deux conducteurs avaient attaché leur ceinture de sécurité. Dieu merci, Dieu merci. La Mercedes n’y laissa qu’un phare. Mais l’arrière de la Cadillac était un rêve érotique pour carrossier. Le coffre et les ailes étaient en bouillie, la malle bâillait comme la bouche d’un idiot de village en train d’expliquer qu’il ne connaît rien à rien. Les portières haussaient les épaules. Le pare-chocs était presque vertical. « La présidence à Ronald Reagan », clamait un placard qui y adhérait encore. La lunette arrière s’étoilait. L’échappement portait sur la chaussée.
Le propriétaire de la Mercedes sortit pour s’assurer que Valencia n’était pas blessée. Elle dévidait des mots sans suite, Billy, l’avion qui capote ; puis elle engagea son levier de vitesse et fit demi-tour en abandonnant son pot d’échappement.
Quand elle arriva à la clinique, les gens se précipitèrent aux fenêtres, intrigués par tout ce bruit. La Cadillac, veuve de ses deux silencieux, grondait comme un bombardier lourd regagnant la base, soutenu par une seule aile et les prières ferventes du pilote. Valencia coupa le moteur et s’affaissa sur le volant pendant que le klaxon, coincé, se mettait à hurler. Un médecin et une infirmière dévalèrent au pas de course pour déterminer la cause de ce raffut. La pauvre Valencia était sans conscience, vaincue par les gaz d’échappement. Elle avait le teint bleu azur.
Une heure plus tard, elle trépassait. C’est la vie.
Billy ignorait tout. Il poursuivait son rêve et ses excursions dans le temps. L’hôpital était comble et Billy ne disposait pas d’une chambre particulière. Il partageait celle d’un professeur d’histoire de Harvard, Bertram Copeland Rumfoord. Rumfoord n’était pas obligé de supporter la vue de Billy qu’on avait isolé à grand renfort de paravents blancs à roulettes caoutchoutées. Mais par instants il l’entendait parler tout seul.
Rumfoord avait la jambe gauche en extension. Il se l’était fracturée dans un accident de ski. Il avait soixante-dix ans mais possédait le corps et l’esprit d’un homme de trente-cinq. C’est au cours de sa cinquième lune de miel qu’il s’était cassé la jambe. Sa plus récente épousée s’appelait Lily. Elle avait vingt-trois ans.