C’est la vie.
— Si jamais vous passez par Cody, dans le Wyoming, monologuait Billy derrière les blancheurs de son paravent, demandez Bob l’Enragé.
Lily Rumfoord frissonna, puis elle simula un regain de curiosité pour le machin de Harry Truman.
La fille de Billy, Barbara, débarqua dans le courant de la journée. Elle était droguée, avait les mêmes prunelles vitreuses que ce pauvre bougre d’Edgar Derby avant son exécution. Les médecins lui avaient administré des cachets pour qu’elle continue à tourner rond avec un père en morceaux et une mère défunte.
C’est la vie.
Un médecin et une infirmière l’accompagnaient. Son frère Robert était dans l’avion qui le ramenait du Vietnam.
— Papa, risqua-t-elle, papa.
Mais Billy était dix ans en arrière, en 1958. Il examinait les yeux d’un petit mongolien qui avait besoin de lunettes. La mère de l’idiot était présente et servait d’interprète.
— Combien de points vois-tu ? questionnait Billy Pèlerin.
Puis Billy traversa le temps jusqu’à l’époque de ses seize ans, dans la salle d’attente d’un médecin. Il a un panaris au pouce. Pour toute compagnie, un vieil homme. Le malheureux souffre le martyre, il a des gaz. Il pète à tout casser et bientôt rote.
— Pardonnez-moi, supplie-t-il. (Puis ça recommence.) Mon Dieu, dit-il enfin, je me doutais que ça ne serait pas drôle de vieillir. (Il secoue la tête.) Mais je n’imaginais pas que ce serait aussi moche que ça.
Billy Pèlerin a ouvert les yeux dans la clinique du Vermont, n’a rien reconnu. Son fils Robert le veillait. Robert portait l’uniforme des célèbres Bérets verts. Il avait les cheveux courts, des soies raides couleur blé mûr. Il était tiré à quatre épingles. Il arborait ses décorations : la médaille militaire, l’étoile d’argent et la croix de guerre avec palme.
Voilà un garçon qu’on avait chassé du lycée, qui se saoulait à seize ans et cavalait avec une bande de bons à rien. On l’avait même arrêté pour avoir chamboulé des centaines de pierres tombales dans un cimetière catholique. Mais il s’était assagi depuis. Il avait fière allure, ses chaussures étaient cirées, le pli de son pantalon impeccable, et c’était un meneur d’hommes.
— Papa ?
Billy Pèlerin a refermé les paupières.
Billy n’a pas pu assister à l’enterrement de sa femme car il était encore bien bas. Mais il était conscient pendant qu’on enfouissait dans le sol d’Ilium le corps de Valencia. Une fois hors du coma, Billy ne s’était guère manifesté, n’avait que fort peu réagi aux nouvelles de la mort de Valencia, du retour de Robert, etc. ; c’est pourquoi tout le monde le traitait comme une salade. On parlait de l’opérer plus tard afin d’améliorer l’afflux de sang au cerveau.
À la vérité, l’affection apparente de Billy était un trompe-l’oeil. Son apathie dissimulait un esprit qui pétillait, bondissait et jetait des éclairs. Il mettait au point des lettres à la presse et des conférences sur les soucoupes volantes, le caractère dérisoire de la mort et la vraie nature du temps.
Le Pr Rumfoord débitait des choses insupportables sur Billy, sous le nez de ce dernier, sûr qu’il était que Billy n’avait plus une once de cerveau.
— Pourquoi ne le laisse-t-on pas mourir ?
Il s’adressait à Lily.
— Je n’en sais rien.
— Ce n’est plus un être humain. Les médecins sont réservés aux humains. Ils devraient s’en décharger sur un vétérinaire ou un agronome. C’est de leur compétence. Regardez-moi ça ! C’est ça la vie, d’après le corps médical. Elle est belle, la vie !
— Je n’en sais rien, avoua Lily.
Un jour que Rumfoord relatait à Lily le bombardement de Dresde, Billy a tout entendu. Rumfoord avait des difficultés avec Dresde. Son histoire en un volume de l’Armée de l’Air américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale était censée représenter un condensé lisible des vingt-sept tomes de l’Histoire officielle de l’armée de l’air américaine à travers la Seconde Guerre mondiale. Le problème venait de ce que l’énorme somme mentionnait à peine l’attaque de Dresde malgré son succès éclatant. L’ampleur d’une telle réussite était demeurée secrète des années après l’armistice ; secrète à l’égard des Américains. Les Allemands, évidemment, étaient au courant, et aussi les Russes qui ont occupé la ville après 1945 et y sont encore.
— Les Américains ont maintenant découvert Dresde, constatait Rumfoord vingt-trois ans après le bombardement. Beaucoup d’entre eux se rendent compte que ce fut bien pire que Hiroshima. C’est pourquoi il faut que je signale l’affaire dans mon bouquin. Selon l’optique officielle de l’armée de l’air, ce sera une révélation.
— Pourquoi un mystère pareil et pendant si longtemps ? s’enquit Lily.
— De peur qu’un tas de coeurs sensibles ne décident que ce n’était pas une chose à faire.
C’est alors que Billy Pèlerin a élevé la voix.
— J’y étais, a-t-il assené.
Rumfoord avait beaucoup de peine à prendre Billy au sérieux après l’avoir, au fil des jours, considéré comme un objet répugnant dont la mort serait une bénédiction. Maintenant que Billy s’exprimait clairement et intelligiblement, les oreilles de Rumfoord s’efforçaient d’accueillir ses paroles comme une langue étrangère qui ne valait pas l’apprentissage.
— Qu’est-ce qu’il radote ? s’impatienta Rumfoord.
Lily était promue au rang d’interprète.
— Il dit qu’il y était, annonça-t-elle.
— Lui, là-bas ?
— Je ne sais pas.
Se tournant vers Billy :
— Où est-ce que vous étiez ?
— À Dresde.
— À Dresde.
Lily transmit le message à Rumfoord.
— Il imite nos phrases, rien d’autre.
— Oh, s’étonna Lily.
— Le voilà frappé d’écholalie, maintenant.
— Oh.
L’écholalie est un désordre mental dans lequel le sujet répète immédiatement les mots que les bien-portants profèrent autour de lui. Billy n’en souffrait pas vraiment. Rumfoord le prétendait dans le but d’assurer sa propre paix d’esprit. Rumfoord raisonnait selon les normes militaires : un gêneur, dont il aurait bien aimé se débarrasser pour des raisons d’ordre pratique, était atteint d’une infirmité choquante.
Rumfoord n’en démordit pas pendant des heures. Il communiqua sa trouvaille à des infirmières et à un médecin. On tenta des expériences. Médecin et infirmières s’évertuèrent à provoquer le phénomène mais Billy n’émettait plus un son.
— Ça lui a passé maintenant, concéda Rumfoord avec mauvaise humeur. Quittez seulement la chambre et il recommencera.
Personne n’attachait d’importance au diagnostic de Rumfoord. De l’opinion de tous, c’était un vieux bonhomme cruel, plein de hargne et de vanité. Il ne manquait pas une occasion d’affirmer, sous une forme ou une autre, que les faibles devaient céder la place. Le personnel médical, au contraire, professait qu’il fallait les épauler par tous les moyens, que personne ne devait mourir.
À l’hôpital, Billy a vécu une aventure que traversent fréquemment en temps de guerre les gens sans importance : il s’est acharné à prouver à un ennemi volontairement sourd et aveugle que lui, Billy, était digne qu’on l’écoute et qu’on le regarde. Il a tenu sa langue jusqu’à ce que s’éteignent les lumières, et puis après de longues minutes vides qui ne pourraient offrir de prétexte à aucun écho, a jeté à Rumfoord :