J’ai tout compris. C’est la guerre qui l’exaspérait. Elle ne voulait pas que ses mômes ou ceux des autres soient tués au champ d’honneur. Et elle croyait que livres et films contribuaient à encourager tout cela.
J’ai donc levé la main droite pour lui faire une promesse :
— Mary, je suppose que mon fameux roman ne sera jamais terminé. Je dois avoir à ce jour écrit cinq mille pages que j’ai toutes jetées au panier. Mais si j’en viens à bout, je vous donne ma parole d’honneur qu’il n’y aura pas de personnages à la Frank Sinatra ou à la John Wayne.
« Et en plus, je l’appellerai LA CROISADE DES ENFANTS !
Depuis nous sommes bons amis.
O’Hare et moi avons abandonné la chasse aux souvenirs ; nous nous sommes installés dans la salle de séjour pour parler de choses et d’autres. La vraie Croisade des Enfants commençait à nous intriguer et O’Hare consulta un bouquin à lui, De quelques croyances populaires extraordinaires et de l’aveuglement des foules de Charles Mackay, docteur en droit, publié pour la première fois à Londres en 1841.
Mackay tenait toutes les croisades en piètre estime. La Croisade des Enfants ne lui semblait qu’à peine plus lamentable que les dix autres réservées aux adultes. O’Hare lut tout haut ce passage bien tourné :
L’histoire, en un message solennel, nous enseigne que les croisés n’étaient que des sauvages ignorants guidés par un fanatisme intransigeant le long d’un chemin de larmes et de sang. La légende, par contre, s’étend sur leur piété et leur héroïsme. Elle offre une description aux couleurs grandioses et passionnées de leur vertu, de leur désintéressement, de la gloire immortelle qui a rejailli sur eux et des services inestimables qu’ils ont rendus à la chrétienté.
O’Hare poursuivit : Quelle fut, après tout, la conséquence de ces luttes ? L’Europe galvauda ses trésors et ses hommes par millions ; tout cela pour qu’une poignée de chevaliers belliqueux jouissent de la possession de la Palestine pendant une centaine d’années !
Mackay fait remonter l’origine de la Croisade des Enfants à 1213, lorsque deux moines eurent l’idée de lever des armées d’adolescents en France et en Allemagne et de vendre ceux-ci comme esclaves en Afrique du Nord. Trente mille se portèrent volontaires, pensant atteindre la Palestine. C’était, cela va de soi, des enfants abandonnés, errants, qu’on rencontre en bandes serrées dans les grandes villes, repus de vice et d’impudence, prêts à tout.
Le pape Innocent III était persuadé, lui aussi, qu’ils arriveraient en Terre sainte et débordait d’enthousiasme.
— Ces petits veillent tandis que nous dormons ! déclara-t-il.
La plupart des jeunes croisés furent embarqués à Marseille et approximativement un sur deux périt par naufrage. L’autre moitié toucha la côte nord-africaine, où on les écoula.
À la faveur d’un malentendu, quelques-uns s’étaient présentés à Gênes où ne mouillait aucun bateau d’esclaves. Des gens de bien les y nourrirent, leur accordèrent un abri, les questionnèrent sans rudesse ; puis on leur glissa un peu d’argent et beaucoup de bons conseils avant de les renvoyer chez eux.
— Bravo pour les bonnes âmes de Gênes, s’exclama Mary O’Hare.
J’ai passé la nuit dans une des chambres d’enfant. O’Hare avait placé à mon intention un livre sur la table de nuit. C’était : Dresde, son histoire, son théâtre, son musée, de Mary Endell. Il datait de 1908 et l’introduction s’ouvrait sur ces mots :
Nous espérons que ce moderne ouvrage se révélera utile. Il se propose de présenter au lecteur de langue anglaise une vue d’ensemble de l’évolution architecturale de Dresde ; de son épanouissement musical grâce au génie de quelques hommes ; il attire enfin l’attention sur certains chefs-d’oeuvre artistiques qui font de son musée le lieu d’élection de ceux qui sont en quête d’impressions durables.
Un peu plus loin, je lus l’historique suivant :
En 1760, Dresde eut à subir le siège des Prussiens. Les canons ouvrirent le feu le 15 juillet. Le musée de peinture fut incendié. De nombreux tableaux avaient été transportés au Königstein, mais certains furent gravement détériorés par des éclats d’obus, en particulier le « Baptême du Christ » de Francia. De plus, le clocher de la majestueuse Kreuzkirche d’où on avait observé jour et nuit les mouvements de l’ennemi était en flammes. Il devait bientôt s’effondrer. En contraste avec le sort pitoyable de la Kreuzkirche, les bombes prussiennes rebondissaient comme grêle sur les courbes du dôme de pierre de la Frauenkirche. Frédéric fut contraint d’abandonner le blocus quand il apprit la chute de Glatz, point faible de ses récentes conquêtes. « Nous devons nous diriger vers la Silésie afin de ne pas tout perdre. »
Dresde fut affreusement saccagée. Quand Goethe, alors jeune étudiant, visita la ville, il découvrit encore de tristes ruines : « Du dôme de l’église Notre-Dame, j’apercevais, parsemant la belle ordonnance de la ville, ces tristes ruines ; cependant le bedeau louait le talent de l’architecte qui avait su prémunir l’église et sa coupole contre une catastrophe si peu souhaitable, et les avait construites à l’épreuve des bombes. Le bon sacristain, me désignant alors les ruines de toutes parts, prononça pensivement ces mots : “Voilà ce qu’a fait l’ennemi.” »
Le lendemain matin les deux petites filles et moi avons traversé le Delaware à l’endroit où George Washington l’avait franchi. Nous sommes allés à l’Exposition universelle de New York, y avons vu à quoi ressemblait le passé selon les usines Ford et Walt Disney, ce que serait le futur d’après la compagnie General Motors.
Je me suis inquiété du présent : quelles étaient ses dimensions, sa profondeur, la part qui m’en revenait.
Après cela, pendant deux ans, j’ai enseigné la technique d’écriture au célèbre Séminaire des écrivains de l’université d’Iowa. Je me suis mis plusieurs fois dans de beaux draps, m’en suis sorti quand même. Je donnais mes cours l’après-midi. Le matin j’écrivais. Je n’y étais pour personne. Je travaillais au fameux livre sur Dresde.
C’est à ce moment-là qu’un monsieur très gentil, du nom de Seymour Lawrence, m’offrit un contrat de trois livres ; je lui ai répondu :
— D’accord, le premier du lot sera mon fameux livre sur Dresde.
Les amis de Seymour Lawrence l’appellent « Sam ». Et maintenant je crie à Sam :
— Sam, le voici ce bouquin !
S’il est tellement succinct, confus et discordant, mon cher Sam, c’est qu’il n’y a rien de raisonnable à dire d’un massacre. Tout le monde est censé mourir pour ne plus jamais désirer ou affirmer quoi que ce soit. Tout se doit d’être silencieux au lendemain d’une boucherie, et l’est en fait, les oiseaux exceptés.
Que chantent donc les oiseaux ? Ce qu’on peut chanter à propos d’un carnage, des choses comme « Cui-cui-cui ? ».
J’ai fait comprendre à mes fils qu’il ne leur est, sous aucun prétexte, loisible de prendre part à des tueries et que la nouvelle de l’exécution d’ennemis ne saurait leur procurer ni satisfaction ni jubilation d’aucune sorte.
Je leur ai aussi imposé de ne pas travailler pour des maisons qui fabriquent les instruments d’extermination et de manifester leur mépris envers ceux qui estiment que nous avons besoin de tels engins.