Billy saute directement à la fin du livre, là où notre curieux se faufile parmi ceux qui descendent Jésus de la croix. Le voyageur dans le temps finit premier en haut de l’échelle, en costume d’époque, se penche très près de Jésus pour qu’on ne distingue pas le stéthoscope, écoute.
Pas un son dans la poitrine décharnée. Le fils de Dieu est bel et bien mort.
C’est la vie.
Lance Corwin, c’est son nom, se débrouille pour mesurer Jésus mais ne réussit pas à le peser. Jésus faisait exactement un mètre soixante-trois et demi.
Un autre vendeur fond sur Billy, voudrait bien savoir s’il se décide ou non à acheter le livre ; Billy, plein de politesse, assure que oui. Sur le rayon placé derrière son dos s’alignent des éditions à bon marché traitant des exercices bucco-génitaux de l’Égypte antique jusqu’à nos jours et le vendeur s’imagine que Billy se passionne pour l’une d’elles. Il sursaute à la vue du roman. Il sacre :
— Doux Jésus, où avez-vous déniché ça ? Et n’a de cesse d’avoir alerté ses collègues qu’un pervers s’est mis en tête d’acquérir un truc de la vitrine factice. Les autres sont déjà au courant. Ils n’ont pas quitté Billy des yeux.
La caisse enregistreuse où Billy attend sa monnaie est près d’une corbeille de vieux magazines licencieux. Mine de rien, Billy jette un regard, déchiffre ce titre sur une des couvertures : Qu’est-il réellement advenu de Montana Patachon ?
Billy ne peut résister à la revue. Bien entendu, il n’ignore pas où Montana Patachon se trouve maintenant. Elle est là-haut à Tralfamadore, à élever le bébé, mais la feuille de chou, Les Minettes de minuit, maintient qu’elle arbore une pelisse de ciment par trente pieds de fond dans la baie de San Pedro.
C’est la vie.
Billy s’amuse beaucoup. Le torchon dont l’ambition est de mettre en appétit des hommes solitaires, organise le récit de façon à intercaler des photos tirées de films cochons que Montana a tournés dans son adolescence. Billy ne les épluche pas de très près. Elles sont floues, un mélange de suie et de craie. Ça pourrait être n’importe qui.
Une fois de plus, on conseille à Billy l’arrière-boutique et cette fois il s’incline. Un marin blasé délaisse une visionneuse tandis que le film se déroule encore. Billy colle son oeil, distingue Montana Patachon seule sur un lit, en train d’éplucher une banane. L’image s’évanouit. Billy n’est pas emballé à l’idée de voir la suite et un assistant le tanne pour qu’il vienne admirer quelque chose de vraiment corsé qu’on garde sous le comptoir pour les vrais connaisseurs.
Billy ressent une vague curiosité quant à ce qu’on peut bien dissimuler dans un tel endroit. Avec un sourire graveleux, l’autre le lui montre. C’est la photo d’une femme et d’un poney Shetland. Ils essayent de s’accoupler entre deux colonnes doriques, devant des portières de velours frangées de glands.
Billy n’est pas apparu sur le petit écran à New York ce soir-là, mais il a eu plus de chance avec une émission de radio. Il y avait un émetteur tout proche de l’hôtel de Billy. Il a reconnu les initiales d’une chaîne au-dessus de la porte d’un immeuble de bureaux et il est entré. L’ascenseur automatique l’a déposé devant le studio et il s’est mêlé à des gens qui patientaient. C’était des critiques littéraires qui ont pris Billy pour un des leurs. Ils étaient là pour débattre la question de la mort ou de la survie du roman. C’est la vie.
Billy prend place avec le groupe autour d’une table de chêne blond, face à un micro pour lui tout seul. Le producteur lui fait décliner son nom et celui de son journal. Billy prétend être envoyé par La Gazette d’Ilium.
Il est tendu et euphorique.
— Si jamais vous passez par Cody, dans le Wyoming, s’exhorte-t-il tout bas, demandez Bob l’Enragé.
Billy lève la main dès que la discussion s’engage, mais on ne fait pas immédiatement appel à lui. D’autres le gagnent de vitesse. Quelqu’un avance que c’est le moment d’enterrer le roman depuis qu’un auteur virginien, cent ans après Appomattox, a publié La Case de l’oncle Tom. Un second fait valoir que les gens ne lisent plus assez bien pour extraire d’un texte imprimé les situations prenantes et que les écrivains en sont réduits à jouer leur petit Norman Mailer, à se métamorphoser sur la place publique en bateleur de leurs oeuvres écrites. Le responsable de la session demande à la ronde comment chacun conçoit le rôle du roman dans la société moderne et un participant déclare :
— Il procure des touches de couleur dans les pièces aux murs uniformément blancs.
Le suivant propose :
— Il enseigne aux femmes des jeunes cadres quels objets acquérir en priorité et comment se conduire dans un restaurant français.
Puis c’est à Billy de parler. Le voilà embarqué dans des chroniques de soucoupes volantes, de Montana Patachon et le reste, de sa voix si parfaitement étudiée.
On le pousse doucement hors du studio pendant la minute publicitaire. Il réintègre son hôtel, met en marche les « Doigts de Fée » branchés sur son lit et s’endort. Le temps le reconduit complaisamment jusqu’à Tralfamadore.
— En route une fois de plus ? le taquinait Montana.
Le dôme baignait dans une nuit artificielle. Elle donnait le sein à leur enfant.
— Hein ?
— Tu arpentes encore le temps. Je m’en aperçois toujours.
— Hum.
— Où as-tu atterri ce coup-ci ? Ce n’était pas la guerre. Ça aussi je le sais.
— New York.
— La Grosse Pomme.
— Hein ?
— C’est comme ça qu’on surnommait New York autrefois.
— Ah.
— Tu es allé au spectacle ? Pièces, films ?
— Non. J’ai fait le tour de Times Square et j’ai acheté un bouquin de Kilgore Trout.
— Veinard !
Elle n’éprouvait pas le même enthousiasme que lui pour Kilgore Trout.
Billy a mentionné d’un air détaché qu’il était tombé sur une séquence d’un des films paillards où elle tenait un rôle. Sa réaction a été on ne peut plus naturelle. Très tralfamadorienne et sans complexe :
— Oui, et moi j’ai entendu parler de toi à la guerre, du guignol que tu étais. Et du professeur qu’on a fusillé. Lui aussi a été la vedette d’un film porno avec le peloton d’exécution.
Elle transféra le bébé d’un sein à l’autre, car la structure du moment imposait qu’elle agît ainsi.
Il y eut un instant de silence.
— Ils sont encore à s’amuser avec les pendules, a remarqué Montana, à demi penchée sur le berceau du nourrisson.
Son allusion était provoquée par le fait que leurs geôliers précipitaient les horloges, les ralentissaient, les relançaient tout en épiant la petite famille terrienne au travers du judas.
Une chaîne d’argent pendait au cou de Montana Patachon. Un médaillon lové entre ses deux seins y était accroché et renfermait une photo de son ivrognesse de mère : floue, un mélange de suie et de craie. Ç’aurait pu être n’importe qui. Sur la face externe du médaillon étaient gravés ces mots :
10
Robert Kennedy dont la maison de vacances est située à quatorze kilomètres de celle où j’habite toute l’année a été atteint d’une balle il y a quarante-huit heures. Il est mort hier soir. C’est la vie.
Martin Luther King a été abattu le mois dernier. Lui aussi est mort. C’est la vie.